Ceux qui trop supportent – Arno Bertina (Verticales)

Arno Bertina est écrivain, de récits, de romans, membre du collectif Inculte. Ses fictions empruntent au réel, ses vues du terrain se font littérature, celle du réel, et ici plus que jamais la prolétarienne contemporaine, celle qui dit, dénonce et soutient.

« Est-ce bien leur argent que les actionnaires dilapident comme ça, par orgueil et non par intérêt, pour alimenter la lutte des classes ? »

Pour ce livre, il a suivi, entre 2017 et 2020, le combat des salariés de GM&S, usine d’équipements automobile qui en a vu de toutes les couleurs au fil des changements successifs de direction, reprises diverses, plans sociaux, sursauts vérolés. Car c’est finalement bien de ce dont il s’agit, du portrait d’une gestion financière abjecte, avec des investisseurs prêts à prendre où il faut quitte à faire de bonnes coupes, pour réinjecter dans les porte-feuilles personnels déjà bien garnis. Ces portraits là donc, qui se confrontent aux silhouettes de ceux qui se prennent ça en pleine face, l’incertitude croissante face à la redondance des suppressions d’emploi, au bon vouloir de ceux qui en veulent toujours plus et auxquels on laisse la possibilité de s’épaissir encore et toujours.

« Les salariés sont furieux : depuis dix ans ils signalent aux services de l’Etat les patrons qui se succèdent à la tête de l’entreprise. Depuis dix ans ils pointent l’absence manifeste de stratégie industrielle et commerciale valable. Sans jamais être écoutés. Ils décident pourtant d’essayer encore une fois, et vont à la rencontre de François Hollande qui est annoncé à Brive le 6 janvier 2017. Le président de la République y sera accueilli par 200 salariés. Yann Augras : « Parler à Hollande ou à un autre, ou à mon boulanger, ou à Macron, tout ça c’est pareil. Même respect, mais aucune peur ; je sais ce que je sais. »

Arno Bertina ne livre pas un essai sociologique ni une étude journalistique. Comme pour le Congo avec L’âge de la première passe, il entre dans le groupe, interroge, avec la spontanéité de celui qui retient une gaffe au passage, observe, s’inscrit, pour un récit documenté et documentaire à teneur littéraire, avec un agrandissement de l’angle, des passerelles ajoutées, des références appelées, et beaucoup d’empathie. Car c’est aussi et surtout une gloire à l’intelligence collective, au poids du groupe solidaire face au poids des deniers, face à la violence de ceux qui tiennent les rênes à la manière d’une partie de petits chevaux, la voix du peuple face à ceux qui la font méchamment à l’envers sans même hausser un sourcil.

« Mais il y a pire que les tartufferies et l’arrogance. Il y a la dissimulation, c’est-à-dire la fraude.
Le groupe Carrefour aura perçu 2 milliards d’euros en quatre ans, en bénéficiant du CICE et d’autres dispositifs publics. Ce qui ne l’a pas empêché d’annoncer en janvier 2018 la suppression de 2400 postes, et de verser à ses actionnaires, en 2019, de très appréciables dividendes. L’argent du CICE – de l’Etat, autrement dit – aurait pu aller à l’Education nationale, aux hôpitaux, aux infrastructures, etc. ; au lieu de ça il aura servi à engraisser des actionnaires qui ne représentent qu’une infime partie de la population (au sein de laquelle les petites porteurs ne représentent rien). »

En 2017, Arno Bertina publiait le roman Des châteaux qui brûlent, dans lequel il était déjà question de luttes sociales, avec l’histoire, imaginée, de salariés d’un abattoir qui occupaient le terrain pour ne pas perdre leur emploi. La fiction a rejoint la réalité, sur l’invitation des salariés de GM&S de voir de près ce que ça pouvait donner, tout ça, concrètement. Le voilà donc à La Souterraine, dans la Creuse, et dans cette boîte qui fait tourner le bled, à se faire non pas porte-parole mais bien observateur, de comment les choses tournent.

« PSE signifiant « plan de sauvegarde de l’emploi», nous nous trouvons face à un bijou de la langue managériale créolisée par les tenants de l’ordre social (Arrondir les angles, émousser les mots qui disent trop nettement la réalité, les travailler jusqu’à ce qu’on entende « emplois sauvés » en lieu et place de « licenciements »). Licencier pour sauver l’emploi ! Vider l’entreprise de ses forces vives pour qu’elle se relance… Molière ne s’est pas assez moqué des médecins qui saignaient les malades pour les remettre sur pied s’il se trouve des entrepreneurs-diafoirus pour vendre encore cette méthode ! »

Donner la voix à ceux qui en manque, d’autres l’ont déjà fait avant, et récemment Joseph Ponthus avait fait cela admirablement avec A la ligne, l’accent poétique en plus. Pour le coup le salariés de GM&S n’en manquaient pas, de voix, leur combat a été médiatisé, c’est même un conflit social qui a marqué le début du quinquennat Macron. Les ex-GM&S ont déjà fait l’objet d’un film, On va tout péter ! de Lech Kowalski, et d’une BD, Sortie d’usine de Benjamin Carle et David Lopez. Et pourtant, malgré la route parcourue, malgré les batailles judiciaires, cela n’a pas suffit à enrayer le rouleau compresseur.

« Quand on parle de l’attachement de tel ou tel à son travail, c’est toujours sans se risquer à justifier ce lien (paradoxal) à un système de contraintes – il faudrait pourtant argumenter : c’est quoi cette fierté qui contrebalance un peu le désir de liberté ou la contestation du travail salarié comme système coercitif (l’exploitation de l’homme par l’homme) ? En écoutant Yann et les autres je touche du doigt l’explication : ce n’est pas un placebo, ou le simple fait d’être accepté par d’autres, au sein d’un groupe, mais bien la joie de se montrer intelligent — à ses propres yeux déjà. Dans cette usine comme ailleurs, ils sont nombreux à avoir quitté le système scolaire avec un CAP ou un BEP, à vivre avec l’idée, exprimée ou enterrée, qu’ils n’ont pas réussi, scolairement, n’ayant pas tous le bac, etc. (Quand je vais dire, plus tard, à Yann, qu’il est très intelligent, il va se défausser et transmettre la patate chaude à ses collègues : « Vous pensez qu’j’suis intelligent ?! » Si l’on s’est construit sans être valorisé à cet endroit précis de sa personne…) Voilà ce que ramasse le mot « fierté » : la surprise et la joie de s’être sorti d’une situation nécessitant de l’intelligence plutôt que des réflexes ou du courage ou de la force. Se découvrir créatif. »

Pendant quatre ans, Arno Bertina est allé à la rencontre des salariés, a recueilli les témoignages de ce combat des hommes face aux stratégies économiques. Un sacré boulot, et une lecture absolument nécessaire, surtout en ces temps pré-électoraux… Alors on sait tout ça, mais visiblement pas encore suffisamment puisque l’impunité semble sans limite, toujours en quête d’un nouveau modèle juteux à tester, façonner, mettre en place. Le capitalisme et le libéralisme sont pleins de ressources, mais ne doutons pas qu’en face nous avons les mêmes. Puisse ce genre de récit faire ouvrir les yeux encore collés devant la réalité du monde qui nous entoure, on peut toujours rêver, et à défaut soutenir, et lutter. 

Ceux qui trop supportent
Le combat des ex-GM&S (2017-2020)
Arno Bertina
Editions Verticales
2021
230 pages

2 commentaires sur “Ceux qui trop supportent – Arno Bertina (Verticales)”

  1. Merci Alice. Oui livre nécessaire même s’il creuse un sillon rebattu. On le voit dans les conversations du moment le « Que faire d’autre ? » et l’injonction au pragmatisme au motif du principe de réalité reviennent trop souvent. La lutte c’est de rêver, de ne pas se résigner, il ne faut pas croire qu’il n’y aurait rien à faire.

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