Chavirer – Lola Lafon (Actes sud)

« N’avoir rien fait rien dit mais avoir tout laisser s’accomplir ».

Lola Lafon donne voix aux colères assourdies, aux corps tus par ces gestes que ne devraient pas, ces mots qui auraient pu, et cette temporalité qui réveille et révèle, enfin.

En 1984, Cléo a treize ans, elle danse, elle rêve, et elle accepte, de jouer le jeu pour une fondation énigmatique, qui saurait lui donner des ailes, si seulement. La prédation sans scrupules, qui fauche en plein vol, cette ère où les bruits couraient sans retenir l’écho, qui éclate un peu plus maintenant. Et cette culpabilité qui fige et creuse.

« Le mercredi 16 mai 1984 à 17 heures, Cléo marchait en direction de la place de la Mairie aux côtés d’une Anaïs ou d’une Stéphanie quand une voix, au loin, l’avait arrêtée : Cléo, hé, attends-moi attends.
Tous ces gestes qu’elle aurait pu faire : repousser Betty d’une tape dans le dos, lui faire rebrousser chemin, attraper Betty par le col de son blouson en jean et lui enjoindre d’arrêter son cirque, sa main aurait pu attraper celle de Betty comme on saisit un enfant sur le point de traverser une rue encombrée, sa main aurait dû se poser sur l’épaule de la petite, la forçant à rester à ses côtés. Une main qui aurait tenu bon, stoppé, prévenu, empêché, retenu, protégé. Une main ou des mots. Pas toi Betty. Va-t’en Bettu. Ta gueule Betty. »

Lola Lafon, tellement puissante, encore une fois. Mélange de fulgurance, de pudeur, d’empathie, de la délicatesse qui fait front avec la colère. Dans la forme, l’autrice privilégie les va-et-viens, croise les visages, les histoires, à la manière d’une partition où les éléments et les événements interagissent. Un grand grand roman de cette rentrée littéraire.

Lola Lafon, c’est une plume qui soulève, qui ne scille pas, attentive aux nuances, aux effets du temps, aux rapports entre les individus, les tempéraments. Un regard franc que l’on croise dans l’ensemble de ses romans, qui considère les drames traversés pour ce qu’ils sont, sans tergiversation, comme impulsion d’une révolution intérieure et collective, d’une liberté à prendre à pleines mains, et à poser sur la table. Des textes où corps et esprits se conjuguent et se répondent. Des récits sensibles qui dévoilent et interrogent, de façon humaine, politique, poétique, rageuse, nos sociétés. A découvrir absolument.

« Aux étudiants en cinéma, elle affirme continuellement qu’elle n’a pas de méthode à leur transmettre. Elle sait seulement ceci : il faut raconter ce qui hante. Et les sujets des documentaires comme ceux des romans sont des paravents qui masquent nos questions irrésolues. Le sujet ne se trouve ni ne se cherche, il faut s’autoriser à l’entendre, à lui laisser donner de la voix. Il est là depuis toujours, une banale écharde sous la peau qui se laisse oublier à la façon d’une dent ébréchée, jusqu’à ce qu’on passe sa langue dessus. »

 

Chavirer
Lola Lafon
Actes sud
Rentére littéraire 2020
352 pages

3 commentaires sur “Chavirer – Lola Lafon (Actes sud)”

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