Julie Otsuka se fait porte-parole des japonaises qui ont quitté leur pays au début du 20ème siècle pour rejoindre les Etats-Unis. Un épisode moins connu de l’histoire qu’elle met en lumière, rendant hommage à ces femmes prises dans la spirale du leurre. Car c’est tout le jeu de l’émigration. Des individus qui partent chercher le rêve qu’on leur vend, qui sera toujours mieux, pensent-ils, que ce dont ils disposent chez eux.
« Sur le bateau, nous ne pouvions imaginer qu’en voyant notre mari pour la première fois, nous n’aurions aucune idée de qui il était. Que ces hommes massés aux casquettes en tricot, aux manteaux noirs miteux qui nous attendaient sur le quai, ne ressemblaient en rien aux beaux jeunes gens des photographies. Que les portraits envoyés dans les enveloppes dataient de vingt ans. Que les lettres qu’ils nous avaient adressées avaient été rédigées par d’autres, des professionnels à la belle écriture dont le métier consistait à raconter des mensonges pour ravir le coeur. Qu’en entendant l’appel de nos noms, depuis le quai, l’une d’entre nous se couvrirait les yeux en se détournant – je veux rentrer chez moi – mais que les autres baisseraient la tête, lisseraient leur kimono, et franchiraient la passerelle pour débarquer dans le jour encore tiède. Nous voilà en Amérique, nous dirions-nous, il n’y a pas à s’inquiéter. Et nous aurions tort. »
Des milliers de femmes ont ainsi tourné le dos au Japon pour s’accomplir en Californie. Elles ont débarqué un beau jour, découvrant celui qui allait être leur mari, bien moins séduisant que les portraits qu’ils avaient donné, bien moins lotis qu’ils le prétendaient, et bien moins tendres et attentionnés qu’elles pouvaient l’espérer. Julie Otsuka dévoile leurs déceptions devant ces hommes violents qui n’attendaient, pour la plupart, que de la main d’oeuvre supplémentaire et des relations sexuelles régulières. Elle décrit l’exil, le choc des civilisations, le fossé entre ces deux cultures aux moeurs diamétralement opposées, et ainsi le déracinement total ressenti par chacune.
Certaines femmes s’en tireront mieux que d’autres, certaines apprendront à aimer leur mari et à apprécier cette nouvelle vie. Toutes feront l’effort de s’intégrer au-delà des désillusions, pour se plier à ce nouveau mode de vie, se sociabiliser, fonder une famille, faire sa vie.
« Si nos maris nous avaient dit la vérité dans leurs lettres – qu’ils n’étaient pas négociants en soieries mais cueillaient des fruits, qu’ils ne vivaient pas dans des vastes demeures aux pièces nombreuses mais dans des tentes, des granges, voire des champs, à la belle étoile – jamais nous ne serions venus en Amérique accomplir une besogne qu’aucun Américain qui se respecte n’eût acceptée. »
Ironie du sort, quand elles auront enfin bâti leur vie à l’américaine, elles seront de nouveau montrées du doigt et mises à l’écart durant la seconde guerre mondiale. Lorsque Pearl Harbor, la base américaine située à Hawaï, est attaquée par les japonais, les immigrés japonais aux Etats-Unis sont soupçonnés d’espionnage et victimes d’intimidation. Des milliers d’entre eux sont déportés dans des camps de concentration, destinés au travail agricole.
Julie Otsuka est américaine d’origine japonaise et ainsi sensible au passé de ses ascendants. Dans son premier roman, Quand l’empereur était un dieu, elle évoquait déjà les camps de concentration de japonais instaurés aux Etas-Unis après l’attaque de Pearl Harbor.
Elle s’est à l’évidence beaucoup documentée pour fournir ce roman d’une très grande justesse. Elle fait usage d’une écriture très particulière, qui lui donne la possibilité de faire entendre toutes les voix. Il ne s’agit en effet pas d’un roman historique classique, avec en relief l’histoire romancée d’une famille. Au contraire, nous entrons dans la vie de centaines, de milliers de femmes, les unes au travers des autres. Et au fil du livre, nous les suivons, traversons les épisodes majeurs de leurs vies, avec le sentiment final d’en avoir côtoyées quelques unes.
Pour ma part, je l’ai écouté lire, et la lecture faite par Odile Jacob est particulièrement réussie. Le texte se prête très bien à la lecture à voix haute, et l’actrice a su lui donner toute la poésie, la sobriété et la justesse initiée par Julie Otsuka dans son roman.
Certaines n’avaient jamais vu la mer / Julie Otsuka. Phébus. 2012
Existe en poche chez 10/18
Prix Femina 2012
« Sur le bateau nous étions dans l’ensemble des jeunes filles accomplies, persuadées que nous ferions de bonnes épouses. Nous savions coudre et cuisiner. Servir le thé, disposer des fleurs et rester assises sans bouger sur nos grands pieds pendant des heures en ne disant absolument rien d’important. Une jeune fille doit se fondre dans le décor : elle doit être là sans qu’on la remarque. Nous savions nous comporter lors des enterrements, écrire de courts poèmes mélancoliques sur l’arrivée de l’automne comptant exactement dix-sept syllabes. »
J’aimerais bien découvrir ce roman, je l’ai noté il y a pas mal de temps.
Remonte-le sur le dessus de ta pile 😉 En plus il se lit très vite…