Librairie Les villes invisibles (Clisson, Loire-Atlantique)

Si vous passez par le pays Nantais, une halte s’impose à Clisson, très chouette cité médiévale au charme fou que vous connaissez peut-être au moins de nom avec le Hellfest qui s’y tient chaque année depuis une quinzaine d’année. En plein coeur de ville, nichée derrière les Halles, le café-librairie Les villes invisibles est un incontournable à découvrir et fouiller, au parfait mélange de distraction, de palpitation et d’engagement. On y trouve un très bel assortiment en littératures et sciences humaines notamment, faisant la part belle aux maisons d’éditions indépendantes et aux questions de société, ainsi que de la BD aux petits oignons et un coin cosy jeunesse.

Tatiana Moroni nous en dit plus sur ce lieu qu’elle a repris il y a un peu plus d’un an, sa vision du métier, son goût du partage et de la découverte et ce qui l’anime.

Les villes invisibles est une toute jeune librairie, ouverte en février 2019. Peux-tu nous raconter son histoire, sa reprise puisque le lieu accueillait déjà une librairie, son installation, le projet de départ ?

Tatiana : Par où commencer ?!!??!
J’ai appris le métier à Terra Nova, librairie-café généraliste de Toulouse, où je suis restée pas mal d’années ; ensuite mes deux collègues sont parti·e·s créer leur propre librairie à Marseille (l’Hydre aux milles têtes, allez-y !) et ça a été le point de départ d’une réflexion sur mon propre chemin…
J’ai trouvé une associée et alors qu’on évaluait si nous devions partir sur une création ou une reprise, le destin a mis sur ma route Laurence (Neveu, l’ancienne libraire de Clisson) ; elle était en visite à Toulouse, elle est rentrée à Terra Nova et en papotant elle a avoué qu’elle pensait transmettre la librairie.
J’ai saisi l’occasion et nous avons échangé nos coordonnées en se promettant de rester en contact.

Depuis il y a eu des visites, de longues conversations, des tas de dossiers, une associée perdue en cours de route, un déménagement, encore des dossiers, beaucoup de fatigue, un peu de stress, une nouvelle collègue de trouvée (Amandine, qui avait déjà effectué son apprentissage avec Laurence et qui a assuré le passage entre ancienne et nouvelle libraire) et finalement une jolie fête de (ré)ouverture avec plein de monde !

Sous beaucoup d’aspects on peut dire qu’il y a une certaine continuité entre les deux librairies, car Laurence et moi partageons la même vision du métier, la même approche, le même engagement ; après il y a naturellement des différences, notamment à niveau de certains rayons, je suis beaucoup moins poésie et art, en revanche j’ai énormément développé tout ce qui est sciences humaines.
Avant l’ouverture il y a donc eu beaucoup à faire pour choisir la partie de l’ancien fonds qu’on souhaitait garder et préparer la bibliographie complémentaire avant l’ouverture.

Quoi qu’il en soit je pense que la librairie avait et a conservé une identité et une personnalité bien précises.
Il faut dire aussi qu’avec Amandine nous sommes assez complémentaires : nous nous sommes partagées les rayons selon nos inclinations et tout s’imbrique très bien.

Dans le projet initial il y avait aussi la partie café ; à partir d’une base existante (à l’étage il y avait déjà une jolie cuisine) nous avons apporté quelques petits changements et cherché de fournisseurs locaux. Certes, nous nous sommes beaucoup concentrées sur la partie livres, mais nous sommes contentes de pouvoir proposer du bon café, des thés, du chocolat chaud, des jus…
Les personnes qui se posent à l’étage avec leur tasse et qui en partant nous disent qu’ils se sentaient comme chez eux ne peuvent pas nous faire meilleur compliment. On espère que petit à petit les client·e·s pensent à nous aussi comme à un lieu où se poser, boire un verre et papoter…

Il y a également l’idée, à un moment, d’élargir l’offre avec un rayon de DVD documentaires, mais notre souci constant est surtout la place ! Nous avons monté à l’étage quelques rayons déjà, tout ce qui est pratique, poésie, art et littérature de voyage, mais nous avons plein d’idées et pas beaucoup de place… mais nous avons le temps d’y réfléchir…

Dès la vitrine, et l’impression se confirme lorsque l’on parcours les rayonnages, on sent la pâte de l’engagement, avec notamment une belle mise en valeur de nombreux éditeurs indépendants voire militants (Chemin de fer, Ypsilon, Libertalia, La Fabrique…). J’aurais presque envie de la qualifier de librairie insoumise, militante et fondamentalement passeuse d’idées, tant le fonds proposé, qu’il s’agisse de littérature ou d’essais, semble fait pour poser le débat. Qu’en dis-tu ?

Je dis que je suis très contente que tu aies eu cette impression. C’est exactement comme ça que j’envisage le métier de libraire en fait…

D’un côté il y a l’idée que les gros éditeurs, les gros groupes éditoriaux ont un telle puissance de com’ à travers les médias, les prix etc. qu’ils n’ont pas vraiment besoin de nous, on pourrait presque dire que leur titres se vendent tous seuls ; alors que les éditeurs indépendants ont souvent du mal à trouver leur place et prennent beaucoup de risques… et ma place de libraire est là, pour faire en sorte que les lecteurs et les lectrices aient envie de rentrer à la maison avec ce texte dont ils n’ont jamais entendu parler, d’une maison d’édition toute jeune, ou bien expérimentée mais qui a choisi un chemin qui restera toujours loin des lumières.

De l’autre côté, ces éditeurs indépendants ont souvent (pas tous, j’en suis consciente) fait un choix bien précis, qui est aussi un choix politique, celui de se tenir à l’écart d’un marché qui pousse à l’uniformisation, à la surproduction et la surconsommation.
Ensuite je tiens beaucoup aussi à la diffusion de certaines idées d’émancipation sociale et politique, et en plus je viens d’une librairie dont le fonds en sciences humaines était très important, pour moi c’était donc juste impensable de renoncer à cet engagement.
D’où, aussi, la quantité de rencontres organisées autour de titres en sciences humaines.

Tu as choisi comme nom Les villes invisibles, emprunté à Italo Calvino. Un titre qui fait sens à plusieurs niveaux. Peux-tu nous en dire plus ?

Déjà à la base c’est un de mes livres (et auteurs) préférés… ma copie désormais jaunie et cornée m’a suivi partout, et de temps en temps je la feuillette encore.

Ensuite j’aimais cette idée de « ville invisible », de quelque chose qui nous échappe mais qui est là, et le parallèle avec la libraire, qui déniche des textes invisibles au milieu d’une production éditoriale de plus en plus importante, était évident pour moi. Invisibles parce qu’en dehors des sentiers battus, invisibles ou invisibilisés parce que petits dans un monde où les grands semblent avoir toujours le dernier mot.

Et il y a deux citations tirées de ce livre qui sont importantes à mes yeux, et qui peuvent s’appliquer également à notre métier.
« Tu ne jouis pas d’une ville à cause de ses sept ou soixante-dix-sept merveilles, mais de la réponse qu’elle apporte à l’une de tes questions. »
Quand j’étais ado c’est dans les livres que je cherchais mes réponses, et j’ai gardé cette idée que les livres servent à ça, pour nous donner les réponses à nos questions, à nos doutes. Chacun trouvera la sienne, elle peut être différente pour chaque personne, mais chaque livre que nous lirons (ou ne lirons pas) contient une réponse pour nous. C’est toute la magie de la lecture…

Et l’autre :
« L’enfer des vivants n’est pas chose à venir, s’il y en a un, c’est celui qui est déjà là, l’enfer que nous habitons tous les jours, que nous formons d’être ensemble. Il y a deux façons de ne pas en souffrir. La première réussit aisément à la plupart des gens : accepter l’enfer, en devenir une part au point de ne plus le voir. La seconde est risquée et elle demande une attention, un apprentissage continuels : chercher et savoir reconnaître qui et quoi, au milieu de l’enfer, n’est pas l’enfer, et le faire durer, et lui faire de la place. »
Pour moi le livre fait partie de ce qui nous aide à reconnaître ce qui n’est pas enfer, qui nous offre une île sur laquelle tout est suspendu, qui nous donne les outils ou tout simplement une autre voie pour faire durer ce non-enfer. Mais c’est aussi l’outil qui nous empêche de devenir enfer nous même, de ne plus le voir. Romans et essais nous permettent de nous mettre le temps de quelques pages dans la peau des autres, de découvrir des nouveaux mondes, des nouvelles possibilités… Une fois que t’as connu l’autre, on ne peut plus revenir en arrière et vivre dans sa bulle. On ne peut plus revenir en arrière et ne pas agir pour changer les choses.

La librairie est également café et lieu d’expositions. Comment s’articulent ces activités, et comment, plus largement, envisages-tu le métier de libraire aujourd’hui ?

J’ai appris le métier dans une librairie-café qui accueillait également des expos, donc finalement pour moi c’est très difficile de concevoir une librairie qui ne soit pas un lieu ouvert et de rencontres, que ce soit rencontres de personnes ou de différentes formes de culture et d’expression.

Nous venons de fêter notre premier anniversaire et nous avons eu déjà pas mal à faire avec la partie librairie, qui reste l’activité principale… pour l’instant la partie café prend forme, n’est pas encore entièrement développée, et il faudra un petit peu de temps pour que les personnes aient le réflexe de se dire qu’elles peuvent aussi se poser pour un thé ou autre chose.
Pour ce qui est des expos, l’ancienne libraire en faisait très souvent, elle avait un bon réseau d’artistes, dessinateurs et dessinatrices etc. J’avoue que moi je m’y connais moins, du coup pour le moment on fait au plus simple pour nous : nos expositions sont toujours en lien avec les livres. Il peut s’agir de tirages de photos, d’originaux d’œuvres graphiques ou d’albums jeunesse ; l’avantage est de pas avoir à « sélectionner » un·e artiste parmi toutes les propositions que nous pourrions recevoir, et de pouvoir proposer des livres à la vente en lien avec l’expo.

Comme je le disais tout à l’heure, la librairie est un lieu de proposition, de rencontre et d’échange ; c’est ce qu’on essaie de faire ici, avec un choix de fonds assumé, la proposition de titres, éditeurs, sélections qui pour nous font sens, mais aussi à travers l’organisation de rencontres avec des auteurs et autrices en littérature et en sciences humaines.

L’idée que j’ai du métier est celle de proposer à lecteurs et lectrices des chemins peu explorés (et on revient au nom de la librairie…) ; je ne suis pas là pour vendre les auteurs et autrices qui sont déjà partout et qui se vendent tou·te·s seul·e·s, mais pour mettre en avant des éditeurs moins connus, des textes passés sous les radars, pour débattre de notre monde et notre société.
En ayant eu une expérience dans l’édition, je trouve que les liens que nous, libraires, tissons au fil du temps avec les éditeurs (et les auteurs et autrices) sont aussi très importants ; d’où notre choix de rencontres justement, avec des éditeurs et éditrices que nous affectionnons pour parler de leur travail, de leurs choix, de leurs relations aux libraires.

Et pour terminer, peux-tu nous citer tes derniers coups de cœur, les livres que tu défends bec et ongles ces derniers temps ?

Il y en a tellement ! Le choix va être rude…
Nous nous efforçons d’être une librairie de fonds, donc parmi nos coups de cœur il y aura des nouveautés mais également de « vieux » titres.

Parmi les titres récents je ne peux pas oublier Ténèbre de Paul Kawczak, aux éditions québécoises de la Peuplade (très chouette catalogue) : un roman d’aventure magnifique sur l’amour et la colonisation, sur les cicatrices que l’un et l’autre laissent.
Trop prévisible de rajouter Les villes invisibles d’Italo Calvino ? Le récit de Marco Polo au Kublai Khan nous amène à la rencontre des villes qu’il a rencontré ou rêvé ou imaginé… imagination mais aussi réflexion sur notre rapport à l’espace et aux villes.
Récent aussi le livre de Lucie Baratte, Le chien noir, aux éditions du Typhon… un conte sombre, hors du temps et extrêmement moderne, poétique et dur, un récit féministe et d’émancipation… encore une bonne maison d’édition…
Encore deux et j’arrête sinon…
Mika Etchebéhère avec Ma guerre d’Espagne à moi. Je l’ai découverte grâce au livre d’Elsa Osorio, La Capitana, avec ma collègue de l’époque on a découvert qu’elle avait écrit un journal sur la période de la Guerre d’Espagne, et depuis on l’a mis dans les mains de plein de personnes !
C’est le journal de cette femme engagée dans la Guerre d’Espagne et à la tête d’une colonne du POUM, autobiographie certes, mais passionnant comme un roman…
Et pour finir, La petite fille qui aimait trop les allumettes de Gaëtan Soucy. Sorti en 1998 au Québec, je l’ai découvert à l’époque où je bossais dans l’édition en Italie. Et depuis je fais tout pour que qu’on redécouvre cette pépite, ce conte étrange très fort et absolument poétique. Un livre qu’on oublie pas de sitôt…

C’est où, on y va quand ?

1 rue basse des Halles
44190 Clisson

du mardi au samedi 10h-13h / 14h30-19h

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2 commentaires sur “Librairie Les villes invisibles (Clisson, Loire-Atlantique)”

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