« S’il fascine autant, c’est parce qu’il repose sur un secret bien gardé, selon l’adage qui stipule que ce qui se passe au Berghain reste au Berghain. Le mystère rend désirable. »
Le Berghain, mythique club techno berlinois. Vingt ans de soirées folles et débridées, sorte de bacchanales modernes où les corps entrent en résonance avec le lieu. Un temple de la liberté qui se mérite puisque pas mal de monde se fait refouler, les moeurs ultra-codées dévoilant surtout une résistance au tourisme de masse et à la gentrification qui rebat les cartes et les plans de villes.
Le bâtiment massif à l’architecture stalinienne se dresse entre Kreuzberg et Friederichshain. Il s’agit d’une ancienne centrale électrique pouvant accueillir sur ses quatre étages jusqu’à 1500 personnes avec des hauteurs sous plafond pouvant atteindre 15 mètres. On image déjà le vertige provoqué par l’endroit. La file d’attente peut-être longue, de nuit comme de jour puisque le club est ouvert jusqu’au lundi matin. Les plus entraînés peuvent donc profiter du lieu pendant trente-six heures.
« Au bout de trente-six heures, avec ou sans drogue, le closing relève de la prouesse physique mais il nécessite avant tout une gestion de l’effort et une autodiscipline. Car on rencontre aussi des danseurs épuisés, en descente de drogue, pris de douleurs musculaires, de convulsions ou de vomissements comme à l’arrivée d’un marathon. »
Le chercheur Guillaume Robin nous renvoie aux hétérotopies, concept développé par Michel Foucault (Le Corps utopique), explicitant ces lieux dans lesquels les codes brisent la continuité avec ce qui les entoure. Il peut s’agir d’un parc d’attractions, d’une zone silencieuse en bibliothèque, d’une boîte de nuit… Des lieux où les règles de conduite changent par-rapport au reste de l’espace public.
« Le Berghain est ce lieu qui renvoie à ces lieux autres, à ces « contre-espaces » où se rejoignent l’exploration de soi et de la communauté, où prennent forme les utopies du corps. »
Plus qu’une histoire du lieu, le regard du chercheur se porte sur la communauté du club, ses contours, ce qui s’est tissé au fil du temps, comment leurs pratiques intégrées les rendent reconnaissables dans d’autres contextes technoïdes. Le Berghain par ses habitués donc, ce qui les lie, dans cette liberté totale ou presque qui les caractérise, durant ce temps passé du moins dans ce qui s’apparente à un sanctuaire hédoniste.
« Faire disparaître son Moi et réapparaître derrière le masque ou sous la parure ; mettre son corps en scène, le performer ; libérer son corps par la danse, sortir de soi : le Berghain donne forme aux utopies du corps, d’un corps fortement érotisé, libéré du jugement, éprouvant au centuple les émotions et les sensations, d’un corps se dépassant, insensible à la fatigue et à la douleur, ne se voyant plus dans le miroir, transfiguré par l’expérience paroxystique de la transe. Non plus un corps en représentation sociale mais un corps en immersion. »
Le Berghain s’est formé après que le club gay l’Ostgut a fermé ses portes juste avant dans le même lieu. Une reconversion dans la même veine, élargissant au passage les publics pour en faire un lieu où les corps et les désirs sont mouvants, où tout le monde peut trouver sa place pourvu qu’il soit taillé pour le Berghain (en tout cas aux yeux du videur !). Une fois la porte passée et le corps tamponné, liberté et plaisir sont de mise, tout étant possible sous l’oeil d’une sécurité sourcilleuse du consentement et du respect mutuel, body & sex positivism comme mot d’ordre.
Guillaume Robin décrypte les codes, les moeurs, détermine les contours, la distorsions des corps, dans leurs postures, leurs regards, leurs genres, le théâtre qui se joue.
En convoquant Foucault, Bataille, Butler ou Bourdieu, il analyse les rapports de corps, en sueur, en transe, les effets des bpm et de la drogue, comment fonctionne ce terrain de jeu pour adulte, ultra libéré, cette forme d’utopie effleurée.
Un essai passionnant en somme, enrichit de très belles photographies Mike D’Hondt, qui a ravi la passionnée de contre-culture, de marges et l’amoureuse de Berlin que je suis !
Les éditions du murmure font dans la marge, publiant notamment dans leur collection Borderline (ma préférée !) de courts essais sur des sujets aussi improbables, pop, décalés que Les clowns maléfiques, la beauté, la nécrophilie, le corps, les zombies, les nanars, l’éjaculation ou l’image des belles endormies dans l’art et la littérature, vus sous des angles sociologiques ou philosophiques.
Berghain : Berlin Bacchanales
Guillaume Robin
Ed. le murmure
2021
108 pages
lu dans le cadre des Masses critiques avec Babelio