La centrale – de Elisabeth Filhol

Dans les entrailles du nucléaire.

On y pense trop peu voire pas du tout et pourtant, au cœur de ces grandes cheminées grises qui ponctuent nos paysages, il y a ces hommes qui oeuvrent à la maintenance des centrales nucléaires françaises.

Ils sont nombreux à sillonner les routes au rythme des contrats d’intérim pour des travaux de réfection, de maintenance des bâtiments, de nettoyage de piscine des réacteurs. Des missions où le danger est permanent. Un statut précaire pour des prises de risques majeures, le sale boulot confié à des intérimaires pour un salaire de misère.

« Avec un plafond annuel et un quota d’irradiation qui est le même pour tous, simplement certains en matière d’exposition sont plus chanceux que d’autres, et ceux-là traversent l’année sans épuiser leur quota et font la jonction avec l’année suivante, tandis que d’autres sont dans le rouge dès le mois de mai, et il faut encore tenir juillet, août et septembre qui sont des mois chauds et sous haute tension, parce qu’au fil des chantiers la fatigue s’accumule et le risque augmente, par manque d’efficacité ou de vigilance, de recevoir la dose de trop, celle qui va vous mettre hors jeu jusqu’à la saison prochaine, les quelques millisieverts de capital qu’il vous reste, les voir fondre comme neige au soleil, ça devient une obsession, on ne pense qu’à ça, au réveil, au vestiaire, les yeux rivés sur le dosimètre pendant l’intervention, jusqu’à s’en prendre à la réglementation qui a diminué de moitié le quota, en oubliant ce que ça signifie à long terme. Chair à neutrons. Viande à rem. On double l’effectif pour les trois semaines que dure un arrêt de tranche. Le rem, c’est l’ancienne unité, dans l’ancien système. Aujourd’hui le sievert. Ce que chacun vient vendre c’est ça, vingt millisieverts, la dose maximale d’irradiation autorisée sur douze mois glissants. Et les corps peuvent s’empiler en première ligne, il semble que la réserve soit inépuisable. J’ai eu mon heure. J’ai été celui qu’on entraîne à l’arrière du front, cours théoriques puis dix jours de pratique sur le chantier école, dix jours ramenés à huit comme au plus fort de l’offensive quand on accélère l’instruction des recrues pour en disposer plus vite, et à quoi servirait d’investir davantage de temps et d’argent sur eux dont on sait que la carrière sera courte ? »

Elisabeth Filhol nous emmène au cœur du réacteur avec une précision qui relève du documentaire. Une écriture dense et minutieuse, descriptive et technique, qui fourmille d’informations à en donner le tournis, comme pour nous mettre à la place de ces ouvriers, la tête remplie de toutes ces consignes de sécurité, des paramètres à prendre en compte, toutes ces données à retenir et précautions à prendre pour limiter les risques. Le manque de vigilance, c’est risquer l’erreur humaine, avec des impacts qui peuvent être catastrophiques, c’est aussi le risque de contamination, un danger pour la santé, mais aussi la mise à l’écart des recrutements, le risque de ne pas être embauché pendant plusieurs mois.

A force de débat, on pense parfois connaître beaucoup du nucléaire, finalement nous en savons si peu. Voici un roman surprenant, avec un regard méconnu sur ceux qui font la centrale. Il ne s’agit pas de convaincre ou de moraliser, juste en savoir plus sur un domaine qui nous concerne tous. Un texte industriel et social, mais surtout politique qui fait notamment écho aux catastrophes de Tchernobyl et de Fukushima, et donne un autre relief à l’électricité qui nous sert tous les jours.

 « Réveiller les consciences, alerter l’opinion. Chez ceux à qui on demande d’aller toujours plus vite et au moindre coût, qui font leur boulot et encaissent les doses, la prise de conscience est déjà faite : la durée d’un arrêt de tranche divisée par deux en quinze ans, la sous-traitance en cascade, les agents d’EDF coupés de l’opérationnel qui perdent pied, et cette pression morale sans équivalent dans d’autres industries. Donc oui, les dangers du Nucléaire. Derrière les murs. Une cocotte-minute. Et en attendant d’en sortir, dix-neuf centrales alimentent le réseau afin que tout un chacun puisse consommer, sans rationnement, sans même y penser, d’un simple geste. Solidaires, nous sur les sites, de ceux qui y pénètrent et font le spectacle ? Le sont-ils seulement de nous ? Ils descendront comme convenu dans le calme pour le direct des journaux de vingt heures, escortés par les chasseurs alpins, après avoir déployé la banderole aux couleurs de leur association – la même banderole prévue un mois plus tard, jour anniversaire de la catastrophe de Tchernobyl, comme chaque année, le 26 avril, aux grilles de la centrale. »

La centrale / Elisabeth Filhol. P.O.L. 2010. (140 p.)
Existe aussi en poche chez Gallimard (Folio)

 centrale

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