La fête sauvage – de Annie Mignard

Un enfant de 5 ans court la campagne, saute tant qu’il peut comme on joue à cet âge et tombe dans un trou, un mince entrefilet dans la caillasse qui semble l’avoir aspiré d’un coup, une dégringolade de vingt mètres en une respiration, pfuit disparu. Mais ses gémissements atteignent le monde, qui s’attroupe et contemple. La rumeur enfle, les médias s’imposent, la foule siège, veut savoir, veut sentir, veut vivre cet événement comme s’il s’agissait du sien. Savoir mais pas trop, vivre sans être tellement concerné, et puis tourner la page comme si de rien n’était.

Annie Mignard s’est inspirée d’un fait divers, l’accident de Vermicino, survenu en Italie en juin 1981.
L’événement tel qu’on le vit dans les premières pages, pourrait au départ sembler cocasse, mais il tourne vite au tragique, lorsque la foule s’aperçoit et comprend, et qu’Annie Mignard nous empoigne avec ses mots si beaux.

« Et la foule, là-haut, se jetait à genoux dans des messes improvisées et on ouvrait les pique-niques. C’est le grand divertissement de l’envie de vivre. Les images de l’affluence qui sont passées à la télévision comme un appeau ont fait affluer d’autres curieux. Maintenant ils sont des milliers. Un écran géant les accueille en bordure du terrain pour tenter de les retenir à distance du centre. Il montre en gros plan le trou fascinant où l’enfant a disparu et où il doit forcément réapparaître. Les badauds s’arrêtent, s’attroupent devant l’écran, prêts à être fascinés. Ils contemplent l’image : les broussailles, l’orifice presque invisible dans le sol bosselé. Ils attendent. Rien ne se passe. Il n’y a rien à voir. Ils sont déçus. Ce n’est pas ça qu’ils voulaient. Ils maugréent : « C’est bien la peine de nous montrer, il n’y a rien qui se passe. » »

En 50 pages tendues, Annie Mignard décrit parfaitement la réaction d’un groupe face à un bouleversement tout juste survenu, le poids de l’assemblée face aux réactions individuelles, le jeu des médias, la société du spectacle. Ce texte est un criant témoignage de la dérive de notre société en matière d’empathie qui tend à devenir nulle. Vivre les événements pour savoir et non s’impliquer, commenter, projeter, et parfois médire. Annie Mignard fait appel à des références qui nous dépassent et à la poésie pour tenter de mettre des mots sur des comportements qui n’ont finalement rien de nouveau. Des références théologiques et artistiques, dans la représentation d’un fait divers dramatique sur lesquels les simples mots ne suffisent pas, pour soulever des thèmes vieux comme le monde tels que la filiation, la survie, le sacrifice. Et puis il y a la situation de cet enfant et le sentiment d’oppression, d’enfermement, d’isolement, qu’il communique très humblement devant cette situation inextricable.

Emmanuel Tête prolonge le texte, le suit, lui colle à la peau, avec des peintures glaçantes de noirceurs, rejoignant ainsi Annie Mignard dans cette fête sauvage qui s’avère aussi gaie que peut l’être une danse macabre.

Un livre étrange, spectaculaire et bestial, dans son humanité, dans son traitement, dans sa poésie.

Les éditions du Chemin de fer ont le souci du beau, dans le texte et dans l’objet. Des textes qui marquent, interrogent, remuent, soulignés par des œuvres qui font écho très sensiblement. Dans la forme, des cahiers cousus devenus si rares et précieux, bien calés dans une couverture au rabat solide et beau.

La fête sauvage / Annie Mignard, vu par Emmanuel Tête. Les éditions du Chemin de fer, 2012

Lu dans le cadre de La Voie des indés, en partenariat avec Libfly et Les Editions du Chemin de fer. Un grand merci pour cette intense lecture.

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