Ce mois-ci pour le régulier retour aux classiques impulsé par Moka et Fanny, il s’agissait de convier les anti-héros. Oh joie pour moi de constater qu’un Italo Calvino pouvait rejoindre la troupe.
« Venant de loin, le vent apporte à la ville des cadeaux insolites que remarquent seuls des êtres sensibles, ainsi en est-il de ceux que le pollen de fleurs de contrées lointaines fait éternuer. »
Marcovaldo a de quoi tirer la langue entre son maigre salaire, une famille nombreuse à nourrir, un logement bien trop étroit en sous-sol… Mais Marcovaldo est aussi un brin gaffeur et joyeux poète. Alors il s’échappe d’une vie citadine qui lui convient peu en ajoutant de la fantaisie à son quotidien et à ses (més)aventures…
« Marcovaldo retourna voir la lune, puis alla regarder un feu de signalisation qui se trouvait un peu plus loin. Jaune, jaune, jaune, c’était toujours le même jaune qui s’allumait et se réallumait. Marcovaldo compara la lune et le feu de signalisation. La lune et sa pâleur mystérieuse, également jaune, mais au fond verte et même bleu clair; la lune et le feu de signalisation avec son jaune plutôt vulgaire. La lune, on ne peut plus calme, irradiant doucement sa lumière, et veinée de temps en temps d’infimes restes de nuages qu’elle laissait tomber derrière elle d’un air souverain; la lune et le feu de signalisation toujours là, lui, allumé, éteint, allumé, éteint, haletant, fébrile, faussement affairé, esclave et harassé. »
On le suit ainsi au fil des saisons, s’émerveillant de champignons poussant sur des recoins de trottoirs, fantasmant les nuits à la belle étoile dans le square du coin, détournant un gros placard publicitaire, savourant une courte quiétude solitaire dans un bain de sable… Marcovaldo saisit tous les prétextes d’évasion, même si toujours guettent et veillent le retour au boulot, les périodes de vaches maigres, le couple qui bat de l’aile ou les indigestions…
« Déblayer la neige n’est pas un jeu d’enfant, surtout quand on a l’estomac presque vide, mais pour Marcovaldo, la neige était comme une amie, comme un élément qui annulait les murs qui emprisonnaient sa vie. »
Italo Calvino, sous couvert d’humour, de malice et de rêves, n’a pas son pareil pour écrire les pas de côté. Via cette vingtaine d’épisodes, il honore le lâcher-prise, pointe l’importance de résister face aux assauts et injonctions du capitalisme, clame l’observation des choses simples. Lire du Calvino fait en fait un bien fou, par son invitation à enfiler un regard de biais, par sa légèreté dans la gravité, par l’indiscipline qu’il hisse comme trousse de secours.
« Il avait, ce Marcovaldo, un oeil peu fait pour la vie citadine : les panneaux publicitaires, les feux de signalisation, les enseignes lumineuses, les affiches, pour aussi étudiés qu’ils fussent afin de retenir l’attention, n’arrêtaient jamais son regard qui semblait glisser comme sur les sables du désert. Par contre, qu’une feuille jaunît sur une branche, qu’une plume s’accrochât à une tuile, il les remarquait aussitôt ; il n’était pas de taon sur le dos d’un cheval, de trou de ver dans un table, de peau de figue écrasée sur le trottoir que Marcovaldo ne notât et n’en fît l’objet de ses réflexions, découvrant ainsi les changements de la saison, les désirs de son âme et les misères de son existence. »
Marcovaldo est une figure d’anti-héros qui brille non pas par son antipathie mais par l’insignifiance pointée de sa condition mêlée à des poétiques tentatives de refus de s’y soumettre. En cela je lui trouve quelques points communs avec le personnage de Knulp de Herman Hesse, découvert aussi ce mois-ci, vagabond volontaire qui aura préféré revendiquer sa liberté dans l’errance plutôt que subir les conventions sociales. Un très beau portrait et récit que je rapprocherais quand à lui du plus récent mais non moins indispensable essai Plutôt couler que flotter sans grâce de Corinne Morel Darleux, qui explore notamment avec verve et ardeur le refus de parvenir. Bon, trêve de digressions, si vous souhaitez croiser d’autres anti-héros, c’est par ici, et le mois prochain place à l’adolescence… Si vous souhaitez en savoir plus, voire même rejoindre (régulièrement ou ponctuellement) l’équipée, c’est par là !
Marcovaldo ou Les saisons en ville
Italo Calvino
traduit par Roland Stragliati
10/18
parution initiale 1963
185 pages
Il me semble avoir déjà croisé cet auteur par ici…
Avec ce livre, tu as l’air d’avoir trouvé un anti-héros parfait!