Profession du père – de Sorj Chalandon

Emile Choulans n’a jamais su dire quel métier faisait son père. A chaque rentrée des classes, le casse-tête se répétait lorsque venait le moment de mentionner sur la fiche personnelle la si énigmatique profession du père. Car ce dernier en a raconté des histoires extraordinaires, évoquant son passé de pasteur, de footballeur, agent secret infiltré, résistant dans l’OAS, disant avoir des contacts précieux à travers des personnages hauts placés, d’ailleurs le parrain de l’enfant ne serait autre qu’un ancien garde du corps du Président Kennedy.

On découvre vite que le père d’Emile est surtout profondément et dangereusement mythomane, violent.
Un jour, il charge son fils d’assassiner Charles de Gaulle, qu’il considère comme un traître.

Le père est aujourd’hui décédé. Seuls sa femme et son fils assistent à ses funérailles, comme une triste démonstration de leur vie en marge de la société, coupés du monde en pleine ville, entre les quatre murs d’un appartement que personne d’autre qu’eux ne pouvait franchir.

« Depuis toujours, je me demandais ce qui n’allait pas dans notre vie. Nous ne recevions personne à la maison, jamais. Mon père l’interdisait. Lorsque quelqu’un sonnait à la porte, il levait la main pour nous faire taire. Il attendait que l’autre renonce, écoutait ses pas dans l’escalier. Puis il allait à la fenêtre, dissimulé derrière le rideau, et le regardait victorieusement s’éloigner dans la rue. Aucun de mes amis n’a jamais été autorisé à passer notre porte. Aucune des collègues de maman. Il n’y a toujours eu que nous trois dans notre appartement. Même mes grands-parents n’y sont jamais venus. »

Sorj Chalandon puise dans sa propre histoire sans pour autant tomber dans le piège de l’autofiction bourrée de pathos. L’âge a sans doute aidé, la résilience et le recul permettant l’acceptation. Avec beaucoup de finesse, il pose des mots sur la névrose, sur le quotidien de ceux qui la partagent, la subissent et la prennent de plein de fouet, sur la difficulté d’un enfant à mettre en doute la parole de son père, sa volonté de chercher la reconnaissance malgré tout. On se demande à de nombreuses reprises comment tout cela a pu être possible, comment personne ne s’est rendu compte, du déséquilibre qui a basculé progressivement dans une forme de perversion. Il décrit la difficulté de dépasser le déni, et plus largement il évoque un contexte, une époque, des mentalités. Ce roman, c’est véritablement un tout.

Un roman très juste, sur le questionnement, la prise de conscience, le détachement, le traumatisme et les traces restées gravées. Des mots simples et touchants pour un texte dramatique qui sait pourtant se teinter d’humour.

Profession du père / Sorj Chalandon. Grasset, 2015

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