Shuggie Bain – de Douglas Stuart (Le Globe)

Enorme coup de coeur pour ce roman noir, prolétarien, social, qui pose le regard sur les laissés-pour-compte. Ce n’est certes pas très nouveau, on peut d’ailleurs rapidement penser à pas mal de monde, à ceci près qu’ici, lumière est faite sur une anti-héroïne, qui oscille à la fois péniblement et admirablement entre destin peu engageant, alcool réconfortant, entourage à couteaux tirés, atmosphère Thatchérienne en guise de rouleau compresseur et bouffées d’espoir sursautantes.

Nous sommes dans les années 80 à Glasgow, les mines viennent de fermer, les travailleurs sont en grève, les chantiers navals ne font pas plus de promesses, et l’avenir est plus qu’incertain pour une partie de la population qui subit de plein fouet l’ère Thatcher.

La famille Bain s’articule autour de la mère, Agnès, qui se noie quotidiennement dans l’alcool. Routine aux allures de fléau dévastateur qui fait fuir son petit monde, à commencer par le mari puis les enfants. Seul Shuggie, le petit dernier, reste, se faisant la promesse de la soutenir sans faille, quoiqu’il en coûte.

« Agnès Bain enfonça ses orteils dans la moquette et se pencha au-dehors le plus loin possible. Le vent humide embrassa son cou empourpré et se glissa dans sa robe comme la main d’un inconnu, un signe de vie, un rappel à la vie. Une pichenette et elle regarda sa clope tomber, la cendre luisante dansant sur seize étages en direction de l’avant-cour plongée dans l’obscurité. Elle voulait que la ville voie cette robe de velours bordeaux. Elle voulait ressentir un peu d’envie de la part des femmes, danser avec des hommes qui la serreraient fièrement. Elle voulait surtout boire un bon coup, vivre un peu. »

Douglas Stuart est lui-même issu de la classe ouvrière écossaise, il a été victime de harcèlement dans son enfance et a perdu sa mère prématurément sous les flots éthyliques. Ce premier roman est donc fortement autobiographique dans lequel il décrit à la fois un contexte social et économique, une époque, et puis une famille qui à la fois cherche à fuir et se serre les coudes malgré tout.

Un drame ordinaire en somme que nous dresse l’auteur qui décrit admirablement la vie de ces laissés-pour-compte qui en bavent sacrément sans pour autant se plaindre tellement. Il y a un certain sentiment d’injustice face à tout ça, aux efforts dont ils font pour garder la tête hors de l’eau, et cette sorte de conscience de classe en face qui empêche de rêver trop.

« Elle n’était d’aucune utilité pour finir un exercice de maths et certains jours on avait le temps de mourir de faim avant qu’elle prépare un dîner mais Shuggie la regarda et comprit que c’était en ça qu’elle excellait. Chaque jour elle ressortait de sa tombe, maquillée et coiffée, et redressait la tête. Quand elle s’était ridiculisée la veille, elle se relevait, mettait son plus beau manteau, et faisait face au monde. Quand elle avait le ventre vide et que ses mômes avaient faim, elle se coiffait et faisait croire au monde entier qu’il n’en était rien. »

C’est un sujet que l’on a déjà croisé en littérature, mais habituellement il s’agit essentiellement de figures masculines. Ici lumière est faite sur un très fort portrait de femme, Agnès, qui cherche à donner le change envers et contre tout, qui tente de faire illusion, de ne pas perdre la face, qui croit à ce qu’elle essaie de renvoyer, l’image d’une femme apprêtée, la tête haute, avec du mordant et l’envie de (se) convaincre. Mais l’on assiste aussi aux regards des autres, qui ne sont pas dupes, aux loupés, aux failles qui restent difficiles à masquer, et ces voisins pas forcément compatissants, ou rassurés quelque part par la détresse qu’ils observent.

Douglas Stuart n’est franchement pas tendre, il dit les choses telles qu’elles sont, mais il n’est pas pour autant misérabiliste. La glissade était facile mais rien n’indique ici une perte d’équilibre. On parle parfois de loosers magnifiques et nous sommes justement complètement là-dedans. Nous allons ainsi suivre ces personnages, et aussi et surtout ce cher Shuggie, entre 1980 et 1990, entre enfance et adolescence, hyper touchant.

« Il sentait que quelque chose n’allait pas. Quelque chose à l’intérieur de lui était monté de travers. C’était comme si tout le monde pouvait le voir et que lui seul était incapable de dire ce que c’était. Ce n’était pas seulement une différence, c’était une tare. »

Un premier roman qui a obtenu le Booker Prize en 2020, et a notamment impressionné dans sa langue originale pour le rendu du vocabulaire fleuri des faubourgs de Glasgow. Une écriture gouailleuse qui n’est certes pas complètement restituée ici mais le portrait est bien là et l’on s’y croit tout à fait.

Au fil des pages, on retrouve les univers et regards de figures telles que Irvine Welsh, John King, Ken Loach, Robert McLiam Wilson… mais Douglas Stuart trace un sillage bien à lui qu’il me tarde déjà de retrouver.

« Les mineurs arrêtèrent de parler et plissèrent les yeux pour mieux voir. Ils portaient tous la même grosse veste noire, avaient de grandes pintes ambrées à la main et tiraient sur des mégots. Ils avaient des visages décrassés et des mains roses privées de travail. Ç’avait quelque chose d’anormal, que ces hommes soient la seule chose propre à des kilomètres à la ronde. Ils s’écartèrent de mauvaise grâce pour laisser passer le taxi. Leek les regarda le regarder. Son cœur se serra. Ils avaient tous les yeux de sa mère. »

Les éditions Globe donnent à voir le monde, l’interrogent par des oeuvres de fiction et non-fiction attentives et éclairantes. A découvrir absolument !

Shuggie Bain
Douglas Stuart
traduit par Charles Bonnot
Le Globe
2021
496 pages

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