« On ne s’égare jamais si loin que lorsque l’on croit connaître la route. » Proverbe chinois
De nos jours, Barcelone, loin de l’image de ville souriante de la movida. C’est ce que va nous prouver Andreu Martin et son enquêteur Diego Cañas avec l’arrivée « des Chinois ». Un vent d’est, un vent mauvais, souffle sur la Catalogne qui voit s’installer le crime à très grande échelle. Les gangs hispaniques vont aller se rhabiller, ils ne sont pas de taille.
Rapidement, Andreu Martin nous fait entrer dans le feu de l’action : Partie I « Secouer un nid de guêpes », chapitre 1 : La tête sans femme. 2 jours après le braquage. Oui, immédiatement vous comprenez que :
- 1. le crime organisé ne l’est plus trop
- 2. une personne a été atrocement assassinée
- 3. a priori, un braquage est lié
Et ce n’est là que le début du pouvoir addictif de la plume de l’auteur.
Soyons honnêtes, les romans policiers que j’ouvre ont la force tranquille du détective méticuleux qui, à l’occasion, fait le coup de poing. Mais je me tiens loin des scènes sanglantes, des moments suspendus et éprouvants pour les nerfs, des expertises de médecine légiste de tous poils. Tout cela pour ne pas trop rencontrer d’histoires calibrées : Alex Cross me fatigue, Kay Scarpetta m’encombre, Jack Caffery me rend asthmatique. Les tueurs en série sont mal intentionnés, souvent sans explication. « Pourquoi est-il aussi méchant (ce psychopathe) ? Parce que !!! » (Attention, ne généralisons pas : j’ai particulièrement apprécié le travail soigné de ce mystérieux tueur dans Dix petits nègres ainsi que la lutte que livre A.B.C. contre Poirot, ou l’insaisissable Poète de Connelly).
Du sang, il y en aura. Ce roman n’aurait donc pas dû m’être destiné. Pourtant, le récit transpire la mécanique implacable, sue par tous les pores l’enchaînement des faits. Des scènes gratuites chez d’autres écrivains trouvent ici leur justification par l’univers évoqué. Le milieu des Triades se trouve bien loin des gentlemen du casse du siècle, le train Glasgow-Londres. Le slogan d’Alberto Spaggiari (le casse de Nice) « Sans armes, ni haine, ni violence » tombe ici comme un soufflé : comme le dit Cañas, les Triades chinoises exploitent les Chinois. Tout se passe en coulisses et les criminels sont obnubilés par la volonté de rester discrets. Si les faits restent ignorés de la police espagnole, les faits n’existent pas. Mais si quelqu’un porte atteinte aux Triades, les retombées serviront d’exemple au-delà de toute mesure. Dans cette enquête menée par notre inspecteur, nous suivrons les déconvenues de quelques petites frappes qui se sont attaquées avec inconscience à une hydre à sept têtes dont chacune repousse aussitôt coupée. Le lecteur, lui, ne comprendra les faits que lentement, lorsque le Crime se réorganisera et cherchera à reprendre la main, si possible en se jouant de tout le monde.
Le style se caractérise par un démarrage proche du rapport de police, distant et circonstancié qui dérange mais fait malicieusement place, peu à peu, à un style plus direct et imposant le mode de réflexion des protagonistes. C’est malin puisque ça se fait sans qu’on s’en rende compte.
Et pour clore, citons les dernières lignes des remerciements en fin d’ouvrage, ceux qu’adresse Andreu Martin aux nombreuses sources policières : « Car tout ce que je raconte dans ce roman relève naturellement de la fiction. Toute ressemblance avec la réalité est due à mes efforts désespérés en ce sens. »
Société noire / Andreu Martin. Asphalte, 2016
Lu dans le cadre de La Voie des indés. Merci aux éditions Asphalte, à Andreu Martin, à Marianne Millon (traductrice du catalan), à la Voie des indés, à Aurélie et Louise, bien sûr. Voici un roman qui m’a accompagné avec volupté.