John Wonder est la transparence incarnée. Un homme discret, organisé, méticuleux, qui prend à cœur son métier de Certificateur en chef de faits extraordinaires. En clair, il authentifie pour un genre Guinness des records les données qui lui sont soumises, des plus classiques aux plus illuminées, allant constater in-situ leur véracité. Un métier aux allures d’agent secret pour cet être énigmatique qui peut ainsi aller à son gré aux quatre coins du monde, et s’accomplir pleinement dans les diverses vies de famille qu’il a construites.
« La gymnastique intellectuelle – dont il s’était persuadé pendant des années qu’elle était bonne pour lui, comme une séance de sport obligatoire – commençait à l’épuiser. Avoir tant de choses à se rappeler, vous imaginez les conséquences sur un cerveau ? »
Car notre homme cultive l’art du secret dans toute sa splendeur. Derrière ses allures d’homme insaisissable et réservé qui passerait presque le vieux garçon de service, John Wonder a organisé sa vie au millimètre pour jongler avec ses trois casquettes, garnies de ses épouses Sandy, Pauline et Kim, autour desquelles se sont dessinées trois vies de famille avec leur trois paires d’enfants assortis, maisons, comptes en banques, téléphone, médecins de famille et consorts. A ce stade, même si sa profession permet suffisamment de largesse pour justifier sa présence auprès des siens seulement une semaine sur trois, autant dire que l’organisation tient de la haute voltige.
« Il nous disait au revoir d’un geste de la main. Pendant que nous restions à la cuisine, notre mère escortait notre père dans le salon, puis dans l’entrée. Nous entendions des bruits, une conversation chuchotée, des baisers sonores. Il embrassait notre mère sur la bouche si elle ne s’était pas encore maquillée, sinon sur la joue, en homme prévenant. Nous nous efforcions de graver ces baisers dans notre mémoire. Quand elle revenait, elle avait la lèvre inférieure qui pendait comme un haricot rouge et le regard momentanément ébloui. On aurait dit qu’elle avait reçu une décharge électrique et été téléportée à une autre époque. Parfois, lorsqu’elle avait déjà mis son rouge à lèvres, notre père déposait tout de même un minuscule bisou sur sa bouche, aussi léger qu’un frottement d’ailes de papillon, si tendre que ce souvenir nous faisait tenir longtemps. C’était du combustible pour nos cœurs. »
Tout cela nous est rapporté par ces six enfants, trois fois un garçon et une fille, tous prénommés subtilement et étrangement Adam et Evie. Leur position et leur regard donne lieu à une vision très riche du personnage, avec ses qualités et ses failles, et une version de l’histoire très sensible. On rencontre alors un homme profondément respectueux, humain bien qu’un chouïa asocial. Il y a de l’amour dans ses histoires, de la tendresse, de l’attention. La psychologie du personnage de John Wonder est très fine, car il ne s’agit ni d’un homme à femme aux allures de goujat macho qui tromperait sans vergogne sa femme avec la première venue, ni d’un pervers manipulateur en puissance s’accomplissant dans la tromperie. Ce serait même plutôt l’inverse d’ailleurs, notre antihéros semble surtout doté d’un genre de flegme déconcertant, poussé par l’instinct. Ce ne sont finalement que de multiples concours de circonstances qui ont imposé successivement trois femmes devant John comme une évidence, l’incitant à construire au fil des années trois vies bien distinctes et d’un parallélisme à frémir. Il y a bien de l’égoïsme dans tout ça, ne nous leurrons pas, avec une quête permanente de perfection, d’exactitude et du secret challenge d’authentifier un jour La Plus Belle Femme du Monde. Lorsqu’il la rencontre, c’est le caillou dans le moteur, la pyramide se délite laissant place à des méandres dignes d’une tragédie grecque.
Malcolm Knox tient son scénario à bras le corps et signe un roman abracadabrant très bien mené. Le tableau se dessine rapidement et nous nous laissons porter dans ces vies et cette situation absolument rocambolesque, avec en off les records tirés par les cheveux, un viager qui voit passer trois générations avec une doyenne qui n’en finit pas de battre son propre record… Il décortique les relations humaines, les interactions entre les individus, leurs actes, et plus largement leur place dans la société, dans le groupe.
Ça tient à la fois du drame et de la comédie, de la farce et de la fable, c’est à la fois effrayant et récréatif, revigorant, il y a de l’acrobatie, de l’humour pince-sans-rire… Franchement, foncez, faites-vous plaisir ! (mais c’est pas du feelgood hein… !)
« Après le cent vingt-septième anniversaire de Dorothy Ellen O’Oagh, notre père reprit son train-train quotidien avec un sentiment de gratitude envers le destin. C’était bien simple : il avait l’impression de s’être fait tirer dessus et d’avoir réussi à éviter la balle. Son existence était suffisamment bousculée pour ne pas la compliquer encore avec une quatrième épouse. La bousculade, d’ailleurs, était le principe qui régissait sa réalité – ses réalités. Il courait sans cesse d’une vie à l’autre, s’acquittant au mieux de ses devoirs de mari et de père, sans aucune reconnaissance bien entendu, mais ce n’était qu’un détail dans le prix de plus en plus exorbitant qu’il avait à payer ; car être remercié pour cela revenait à être compris, et être compris était tout bonnement impensable. »
Wonder lover / Malcolm Knox. Asphalte, 2015
Un grand merci aux éditions Asphalte pour cette surprenante lecture.