Les Inuits ont longtemps parcouru le cercle Arctique, se déployant et se retrouvant, au fil des saisons, des réserves, des événements. Avec ce roman, nous y entrons par la survie d’une jeune fille retrouvée seule, séparée en pleine nuit de sa famille par la fissure de la banquise. Son père a tout juste le temps de lui envoyer une peau d’ours et un harpon. Commence pour elle l’errance, territoriale et onirique, puis les rencontres qui vont déterminer la suite de sa vie et de son périple. Fonctionnement par clans, croyances, respect de la nature, esprits, chamanisme, oralité. L’univers Inuit, dense, rude, abrupte, et en même temps profondément humain et en résonance avec la nature, nous est servi sur un plateau avec splendeur et émotion.
« Nous allons loin parfois. Au-delà de la baie, au pied des icebergs qui passent au large. Ces géants de glace sont comme des montagnes posées sur l’eau. Aux heures où le soleil monte dans le ciel, ils sont éblouissants, on ne peut pas les regarder sans se blesser les yeux. Ils parlent une langue étrange — de succion, d’écoulements et de craquements. Ils sont plus imprévisibles encore que la banquise. »
Après s’être intéressée aux indiens Hopi dans Née contente à Oraibi (2016), Bérangère Cournut a fouillé les archives de Jean Malaurie notamment, au Musée d’histoire naturelle de Paris, et celles de l’institut Paul-Emile Victor, pour redonner corps à l’histoire des populations du Nunavut. C’est très documenté, avec photos en épilogue qui étayent.
« Nous découvrons ensemble, avec la même joie, le même émerveillement, le tout nouveau manteau de neige. Désormais, le jour naît de la terre. La faible clarté du ciel est généreusement reflétée par une infinité de cristaux. La neige tombée durant la nuit est si légère qu’elle semble respirer comme un énorme ours blanc. »
Une belle histoire, dépaysante et à haute teneur ethnographique. Si le roman est très prenant, avec son originalité et sa belle plume, nous restons cependant dans une vision encore très romantique du cercle polaire. Ce n’est pas vraiment un reproche, mais l’on a un peu trop tendance à imaginer les inuits, encore aujourd’hui, comme étant l’un des derniers bouts de terre à vivre hors du temps, alors que le changement a bien eu lieu, et pas si récemment que l’on se plaît à le penser. D’ailleurs, si la question vous intéresse, je vous recommande très chaleureusement la dernière BD reportage de Joe Sacco sur le sujet, Payer la terre (bientôt chroniquée ici). En littérature, Gilles Stassard a très bien raconté récemment dans Grise Fiord la complexité de l’héritage inuit, entre enjeux contemporains et savoirs ancestraux. A ce propos, Niviaq Korneliussen raconte dans la préface de son roman Homo sapienne, son militantisme littéraire, à raconter le Groenland tel qu’il est, avec des jeunes qui vont boire des coups dans des bars ou assistent à des concerts, cherchant à gommer des images presque éternelles des chasseurs de baleines.
Cela ne retire en rien le plaisir de lecture prodigué par Bérengère Cournut, avec ce récit initiatique rythmé par les chants gutturaux et poétiques qui nous plonge dans une parenthèse hors du temps.
« Ma vieille mère a d’ailleurs décrété qu’elle ne se rapprocherait plus de l’eau ni de la glace lisse. Elle ne veut plus voir son visage. « Quand on a une fille qui s’apprête à avoir des petits-enfants, on ne doit plus essayer de regarder ses rides, assure-t-elle. Ce sont des crevasses profondes dans lesquelles on tombe trop facilement. »
De pierre et d’os
Bérengère Cournut
Le Tripode
Rentrée Littéraire 2019
219 pages
version numérique
Une lecture, un voyage un plaisir