Grise fiord – Gilles Stassart (Rouergue)

« Il jette un regard automatique par-dessus le comptoir pour s’assurer qu’aucun client ne le voit, fait rouler dans sa paume le bouchon à vis de la flasque de vodka, baisse la tête et avale une lampée longue, avide. Derrière le hublot de la porte d’entrée du magasin coopératif, la neige poursuit sa chute molle. L’éclairage urbain au sodium paille change en pépites d’or de gros flocons. 2:30 pm. L’une de ces journées de février bouchées où, dans les reflets de l’ombre, se laisse deviner parfois la lueur du crépuscule permanent. »

Le Grand Nord canadien comme on le lit rarement. Un roman noir, politique, ethnographique, intense.

Grise fiord nous emmène dans le haut arctique canadien, à Amarok, un village qui borde la mer de Baffin, et surtout nous convie dans une communauté fondée de toutes pièces dans les années 50 par le gouvernement canadien, pour ne pas perdre la main dans les enjeux territoriaux.

On rencontre ainsi Guédalia, tout juste sorti de prison, et toujours en corps à corps avec ses démons pernicieux. Il retrouve son fief, sa famille, ses failles. Guédalia est brillant, mais il s’est laissé déborder par les chocs de la vie, il a sombré dans l’alcool et s’est perdu dans la défonce. Le lien familial est resté fort mais l’incompréhension éloigne, disloque. Guédalia et son frère symbolisent le jeune héritage inuit, entre tradition et modernité, entre un père qui voulait transmettre la culture et les savoirs-faire ancestraux, et une mère qui n’y tenait pas plus que ça. Ils personnifient aussi les enjeux géopolitiques, les populations placées comme des pions sur un plateau de jeu, les fausses promesses et ce qui en découle.

« L’un protège la harde de caribous, sait la faire prospérer, l’autre la consomme pour sa seule satisfaction et détruit par répercussion le chasseur qui en dépend. L’un partage avec, lorsque l’autre possède contre. »

Par leurs regards, Gilles Stassart nous envoie une histoire forte et dramatique, et nous convie à une exploration peu commune et magnifique dans le cercle arctique.

Un roman initiatique qui mue en voyage, abordant les questions de filiation, de croyances, les regrets, les quêtes personnelles. On y lit l’âpreté, la rudesse, la chaleur, et plus concrètement la chasse, la survie, les déplacements en traineaux, les meutes de chiens. Les personnages sont très justes, leurs voix résonnent, les paysages fascinants et l’on apprend beaucoup de choses, sur l’histoire du Canada, sur le peuple inuit, le cercle polaire et sa faune. 

« Chez les Inuits, en voyage, on compte le temps par le nombre d’igloos érigés pour dormir, passer ce temps qui s’appelle la nuit, mais qui ici n’a pas plus de sens, tant elle dure. »

Je n’en dit pas plus, si ce n’est que je vous recommande chaleureusement ce roman dont, pour ma part, je me suis délectée, avide et subjuguée, et qui m’a donné l’envie de me replonger tête baissée dans l’ethnologie, qui m’a rappelée ce que j’aimais tant dans ces cours, et l’envie qui m’a effleurée un quart de seconde il y a des années, de continuer dans cette voie, justement dans le Grand Nord. A défaut il reste le regard des autres, et déjà, quelle claque !

« Laisse les montagnes t’accompagner. Elles te prendront par la main du coeur jusqu’à l’île Coburg. Là tu aligneras Cambridge Point et le monument de la princesse Charlotte et tu prendras ce cap et tu trouveras. Les consignes de Dalia, rédigées en anglais sur un mot trouvé au fond de la poche de ma parka. Une peau de saumon, un cuir replié, contenant trois cartouches pour sa carabine. Puis, une écriture régulière, maîtrisée, couchée comme une caresse, l’empreinte de l’un de ses doigts taché de l’encre d’un stylo baveux. La direction qu’elle me donne à suivre de son index. Ce message a rejoint mon dessin d’enfant dans une pochette en cuir de phoque que je porte autour du cou. Les seuls documents que je possède. Pas d’argent, pas d’identité officielle. Je deviens le vent qui me porte et les cent soixante-dix milles qui me séparent de l’île Coburg paraissent proches à l’oiseau que je sens en moi déployer ses ailes. »

Gilles Stassart est cuisinier, journaliste, écrivain. Grise fiord est son premier roman, réfléchit alors qu’il sillonnait le monde pour des recherches sur le feu dans la cuisine, le conduisant notamment chez les Inuits. De ces recherches est sorti le livre 600°C (Rouergue, 2012).

Grise fiord
Gilles Stassart
Editions du Rouergue
2019
232 pages

Lu dans le cadre de l’opération Masse critique avec Babelio.

 

© Benjamin Orgogozo https://www.amarok-espritnature.com/au-fil-des-glaces-groenlandaises+47/

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