Les autrices à l’honneur de ce retour aux classiques impulsé chaque mois par Moka et Fanny et aux côtés de toute une clique de motivé.e.s et mordu.e.s. Et retour à Carson McCullers pour moi, après l’avoir découverte avec joie et passion à l’occasion d’un arpentage (méthode de lecture collective qui consiste notamment à littéralement scinder le livre en plusieurs morceaux).
Carson McCullers (1917-1967) se passionnait pour les figures hors cadre, en marge, emmêlées dans leur carcan, leur posture, leur classe d’âge ou leur sexe, ou mises au ban de la société, pour les intégrer totalement. Elle interrogeait la norme, physique, sociale, intellectuelle, pointait la solitude, la détresse, les tempêtes, en bref la complexité des êtres, le tout dans un tableau dévoilant les états du Sud de l’Amérique dont elle était issue. En tant que femme, Carson McCullers revendiquait sa liberté et s’affranchissait volontiers des codes et assujettissements, admirant Greta Garbo, faisant salon avec Richard Wright ou Anaïs Nin, encensée par Tennessee Williams ou Joyce Carol Oates. Une femme insoumise empreinte de tragédie qui marqua la littérature par son empathie extrême, son humanité, sa radicalité, sa magnificence.
« Le terrible, avec moi, c’est que pendant longtemps je n’ai été qu’un Je. Tout le monde fait partie d’un Nous, sauf moi. Si on ne fait pas partie d’un Nous, on se sent vraiment trop seul. »
Avec Frankie Addams, l’autrice célèbre l’adolescence dans toute sa complexité. Un thème qui lui est cher et qui occupe ici le devant de la scène, dans toute sa splendeur et ses tiraillements, avec le portrait franc et subtil d’une adolescente de douze ans pour qui le mariage de son frère cristallise en quelque sorte tous ses questionnements, ses envies, ses rejets. Trois jours durant lesquels elle va se projeter, rêver, changer, s’en prendre dans les dents aussi.
« Il n’était que six heures et demie et les minutes de l’après-midi étaient semblables à d’étincelants miroirs. Dehors, le siffleur s’était tu et, dans la cuisine, rien ne bougeait. Frankie s’assit face à la porte donnant sur la cour. Il y avait une chatière carrée dans un coin de cette porte et, à côté, une soucoupe de lait bleuâtre. Au début de la canicule, le chat de Frankie avait disparu. Et voici ce qui caractérise l’époque de la canicule : c’est la période de l’été où, en règle générale, rien ne peut se passer… mais s’il survient un changement, ce changement dure autant que la canicule. Les choses ne sont pas défaites et une erreur ne se répare pas. »
Nous sommes en Géorgie dans les années 40, le racisme n’a pas fini de flotter, la guerre est à la fois proche et lointaine. C’est un été brûlant et moite, Frankie attend le mariage de pied ferme, rêve d’ailleurs, aspire à sortir de sa vie. En attendant, elle s’impatiente et fait des plans sur la comète, aux côtés de Bérénice, cuisinière noire qui en a vu d’autre, femme de tempérament qui veille au grain de façon à la fois blasée et bienveillante, et de John Henry, son cousin de six ans, qui la rassure autant qu’il l’agace.
« Cette chose que je voulais dire, j’en ai une vague idée je crois. Tous on est comme des prisonniers. On vient au monde dans un endroit ou dans un autre, et on sait pas pourquoi. Mais on est quand même des prisonniers. Moi je suis née Bérénice. Toi tu es née Frankie. John Henry, il est né John Henry. Et peut-être qu’on voudrait s’évader et être libre. Mais on a beau faire, toujours on reste prisonnier. Moi je suis moi et toi tu es toi et lui il est lui. Chacun de nous il est comme prisonnier de lui-même. C’est pas ça que tu voulais dire ? »
Se plonger dans un roman de Carson McCullers est toujours un petit moment à part, où l’attention s’aiguise, les sens s’affûtent, le regard se tend. Nous tenons là un roman d’apprentissage à l’atmosphère forte, au point qu’elle l’emporte sur l’action, restituant la latence, les tâtonnements, l’attente, les déceptions, et tout ce qui ferre l’adolescence, les envies qui se cognent aux incapacités, et Carson McCullers fait ça très très bien.
« Car, à ce moment précis, Frankie comprit. Elle comprit qui elle était et comment elle trouverait sa place dans le monde. Son cœur était tellement serré qu’il s’ouvrit tout d’un coup en deux. Son cœur s’ouvrit en deux comme deux ailes. »
Seul hic de cette lecture, lié à la traduction des paroles de Bérénice, qui a vu ses R s’envoler au profit d’apostrophes un peu éprouvantes à la longue. « Maintenant je suis ici pou’ vous di’ que j’étais heu’euse. »
C’est vraiment quelque chose qui me questionne, cette retranscription des accents, rare heureusement mais tout de même. Autant j’aime énormément retrouver le souffle d’une langue, un argot particulier, pourquoi pas des tournures patoisantes, le rythme d’un phrasé quasi parlé, quand ça s’y prête bien sûr, mais la retranscription des accents me semble au contraire lourde, caricaturale voire même douteuse. Cela reflète aussi sans doute une époque, mais qu’à cela ne tienne, je relirais ce roman dans la traduction de Jacques Tournier, que je vous recommande donc, chez Stock ou chez livre de poche (je vous épargne au passage la photo de ma très moche édition qui a décidément tout pour plaire).
Pour en revenir à cette chère Carson McCullers et terminer sur une note autrement plus positive, à l’image de cet intense roman, si vous souhaitez en savoir plus, je vous encourage très fortement à écouter ce podcast qui lui est consacré.
Frankie Addams
Carson McCullers
traduit par Marie-Madeleine Fayet (ou Jacques Tournier, que je préconise !)
Stock / Livre de poche
Parution initiale 1946
281 pages
Retrouvez les autres rdv adaptés par ici.
Prochain rdv fin novembre autour de ces romans qui disent l’Histoire…
Si vous souhaitez en savoir plus, voire même rejoindre (régulièrement ou ponctuellement) l’équipée, c’est par là.
J’ai une tendresse particulière pour cette autrice. J’ai lu deux de ses romans dont celui-ci mais il faudrait que je les relise, je les avais découverts à l’adolescence et il ne m’en reste malheureusement pas grand chose.
Coucou ! C’est le seul roman que j’ai lu de cette autrice (il y a presque 10 ans), mais j’en garde un souvenir fort. Je sens encore la chaleur, la moiteur, l’ennui de cette adolescente qui se questionne. Je me suis vachement retrouvée, et je suis sûre que, 10 ans plus tard, j’aurais plaisir à relire ce roman, et à en découvrir d’autres d’elle !! En revanche, aucun souvenir d’avoir été heurtée par la retranscription des accents, mais effectivement ça pose question en matière de traduction !
Une auteure que j’apprécie et dont j’ai lu également L’horloge sans aiguille (son dernier roman) et Va et poste une sentinelle Sa plume qu’elle plonge souvent au niveau de l’enfance ou l’adolescence ne le fait que comme prétexte à parler de son pays, de la ségrégation ou des adultes. Une merveille 🙂