« Alors il vit le pigeon. Il était posé vers la droite, à une distance d’un mètre et demi, tassé dans un coin tout à l’extrémité du couloir. Il y avait là-bas si peu de lumière qu’il ne pu distinguer si la bête étaient endormie ou éveillée, si elle avait les yeux ouverts ou fermés. Il n’avait d’ailleurs aucune envie de le savoir. Il aurait préféré ne l’avoir pas vue du tout. »
Jonathan Noël s’est construit une vie parfaitement rangée, tellement réglée qu’elle pourrait paraître banale, voire même ennuyeuse. Mais pour Jonathan qui est solitaire et obsessionnel, ces repères rassurants lui apportent une sérénité sans prix. Il a connu de bien dramatiques événements dans sa jeunesse, et lorsqu’il est un jour entré dans le confort douillet d’une routine millimétrée, nous pouvons dire sans exagérer qu’il s’y est lové comme dans un fin bonheur.
Il est aujourd’hui proche de la retraite. Il occupe depuis des années un poste de vigile dans une banque et vit toujours dans une modeste chambre de bonne au dernier étage d’un immeuble bourgeois.
Les jours se suivent et se ressemblent jusqu’à ce vendredi matin où, en sortant de son logement pour aller aux toilettes, Jonathan est pris d’effroi devant un pigeon tranquillement posté sur le palier. Il évite de justesse la crise d’angoisse en multipliant les plans B, imagine sa vie dégringolant de façon vertigineuse et décide finalement de prendre ses cliques et claques et de fuir, quitter son appartement, du moins le temps que le pigeon daigne s’en aller.
« Une frayeur mortelle : c’est sans doute ainsi qu’après coup il aurait décrit ce moment, mais ce n’eût pas été juste, car la frayeur ne vint que plus tard. C’était bien plutôt une mortelle stupéfaction. »
Dans ce très court roman, Patrick Süskind aborde avec finesse la phobie, la peur irrationnelle. Il interroge la limite franchie, le basculement, la perte de repères. Le rythme est relativement lent, l’ensemble de l’action se passant sur une journée, mais le texte est riche, dense. On assiste presque en temps réel à la descente aux enfers d’un homme qui voit sa vie basculer en un instant, aux prises avec une angoisse dévorante.
Moins connu que Le parfum, ce récit qui a tout d’une grande nouvelle mérite franchement que l’on s’y attarde un moment.
Le pigeon / Patrick Süskind. Fayard, 1987