Les héritages – Gabrielle Wittkop (C. Bourgois)

Coup de projecteur dans l’actualité littéraire sur l’oeuvre de Gabrielle Wittkop pour le centenaire de sa naissance, alors qu’elle s’est éteinte en 2002, avec notamment deux textes (ré)édités ce mois-ci, chez Christian Bourgois et chez Quidam

Les héritages, un roman encore inédit, en apparence plus soft que ce qu’a pu écrire Gabrielle Wittkop par ailleurs, mais dans lequel réside toute sa force de caractère, et les thèmes qui revêtaient un intérêt majeur pour elle, la mort, le genre humain, la sexualité, la part d’ombre.

« On devrait lors des obsèques jouer quelque valse, funèbre vertige, enveloppe enrubannée de névroses, car toujours l’homme voulant échapper à la souffrance tourbillonne sur lui-même. »

A travers l’histoire de la villa Séléné, bâtie à la fin dix-neuvième siècle en bord de Marne, l’auteur (Gabrielle Wittkop revendiquait son statut d’homme libre) brosse un siècle d’histoire, marqué par deux guerres, des enjeux sociaux et des tournants sociétaux.

La villa Séléné donc, construite par un certain Célestin Mercier, un homme bien gentil mais un peu trop benêt, qui ne trouvera d’échappatoire qu’au bout d’une corde. Une entrée en matière perturbante pour la bâtisse qui n’aura de cesse d’insuffler cette évocation à ceux qui y résideront par la suite. Félix Méry-Chandeau, Constance Azaïs, les époux Vandelieu, l’inspecteur Mausoléo, Maxime Lavallée, Claude-Henri Herviaux et autres soeurs Moine, nous entrons dans les vies de ses habitants successifs, tantôt joueur de roulette russe, émigré juif, déserteur allemand, inspecteur corse, pharmacien exhibitionniste, féministe, fossoyeur ou malade du SIDA. Des portraits qui se croisent au fil du temps, des époques et des moeurs, et dans lesquels Gabrielle Wittkop s’est en fait beaucoup donnée, avec des références à son propre vécu.

« Léontine demeura longtemps, agitant un mouchoir après que Lucien se fut fondu dans l’horizon. Elle reçut deux lettres de lui, puis plus rien. Dès septembre, aux Eparges dans les Hauts-de-Meuse, un shrapnel l’avait déchiqueté, projetant dans la boue des lambeaux rouges, des bouts de cervelle, les globes oculaires, des tripes et autres reliefs peu décoratifs, de telle sorte fragmentés qu’ils s’opposaient à la noble carrière de Soldat inconnu, peu conforme d’ailleurs aux principes de Lucien. Léontine et lui n’étant pas mariés, elle n’apprit sa mort qu’incidemment et sur le mode fielleux alors réservé au concubinat. Elle pleura beaucoup pendant deux mois puis repris la coutume du pot-au-feu hebdomadaire lorsqu’elle eut noué une idylle avec un homme qui avait perdu un bras dans un accident de mine. »

L’écriture est très littéraire, et un poil exigeante. Un peu à la manière d’un Faulkner, un certain lâcher-prise à la lecture peut sauver la mise, pour ensuite reprendre le fil et se replonger avec délectation dans des tournures uniques, capables de mettre en lumière, en beauté et en humour l’immonde, la perte ou la médiocrité.

Un roman qu’il est très plaisant de découvrir enfin, et qui peut être une bonne entrée en matière dans l’univers de l’écrivaine. Un texte moins subversif et tout aussi fort, portrait d’un siècle et de ses gens, sous les traits acides de Gabrielle Wittkop, qui démontre encore une fois une puissance littéraire folle.

« Il pouvait être amical, presque chaleureux sinon même tendre, puis soudain mauvaisement subjectif, injuste, irrationnel. En proie à de terribles dépressions, il racontait alors l’enfance sous la tyrannie d’un père terrible, l’ascendance de fous maniaques qui lui faisaient craindre la maladie mentale. »

Gabrielle Ménardeau a vu le jour au printemps 1920 à Nantes. Une vingtaine d’années plus tard, elle rencontre à Paris (alors occupée) Justus Wittkop, homosexuel et déserteur de l’armée allemande, qu’elle aide à se planquer, ce qui lui vaudra d’être internée à Drancy. Loin de la refroidir, elle retrouve Justus en 1946, ils s’épousent sur le principe d’une amitié intellectuelle. Ces quelques éléments biographiques donnent déjà un bel aperçu de la force de caractère de Gabrielle Wittkop, qui publiera dès 1972 des textes dérangeants, dans le sillage de Sade, Bataille, Lautréamont ou Poe.

« A la même époque, dans une ville allemande, Hugo Degencamp but le poison pour échapper aux humiliantes déchéances du très grand âge. Une mort virile, digne des Anciens et que Monsieur Félix Méry-Chandeau eût bien comprise. Avant son geste, Hugo Degencamp avait même pris soin de se raser. Il avait toujours montré du caractère. »

Vous l’aurez compris, je suis une grande admiratrice de cette femme, découverte par hasard en médiathèque dans les années 2000 avec l’une de mes lectures les plus secouantes, La marchande d’enfants. Sa bibliographie est à la fois monstrueuse et superbe, et le personnage fascinant, que je vous invite à découvrir via cet entretien avec Bernard Pivot en 2001 dans Bouillon de culture.

 

Les héritages
Gabrielle Wittkop
Christian Bourgois éditeur
2020
169 pages

Lu dans le cadre l’opération Masse critique avec Babelio

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