Mon traître – Sorj Chalandon – Pierre Alary (Grasset / Rue de Sèvres)

« La première fois que j’ai vu mon traître, il m’a appris à pisser. C’était à Belfast, au Thomas Ashe, un club réservé aux anciens prisonniers républicains. J’étais près de la porte, à côté de la grande cheminée, assis à une table couverte de verres vides et de bouteilles mortes. C’était la place préférée de Jim et de Cathy O’Leary, qui m’ouvraient un lit quand je venais en Irlande du Nord. Jim O’Leary était un ami. Il avait fait de la prison pour transport d’armes. Il était menuisier mais catholique. Et donc chômeur, comme sa femme. Et il a été chômeur jusqu’à la fin. »

Antoine, luthier parisien, ressent une attraction très forte vers l’Irlande lorsqu’il découvre dans un étui à violon la photo de James Connolly, figure majeure dans la lutte pour l’indépendance de la République Irlandaise. Et lorsqu’il foule enfin les rues de Belfast, l’attraction est complète, tant avec le pays qu’avec  les personnalités qu’il rencontre. Jim et Cathy O’Leary deviendront sa famille de coeur, puis Tyrone Meehan, leader charismatique au sein de l’IRA, qui deviendra rapidement un ami très proche.

« En rentrant à Paris, j’ai compris. En me réveillant le jour d’après. En marchant dans la rue, cet avril 1977. En regardant le ciel pour rien. En croisant ceux qui ne savaient pas. J’étais différent. J’étais quelqu’un en plus. J’avais un autre monde, une autre vie, d’autres espoirs. J’avais un goût de briques, un goût de guerres, un goût de tristesse et de colère aussi. J’ai quitté les musiques inutiles pour ne plus jouer que celles de mon nouveau pays. Je me suis mis à lire. Tout. Tout Sur l’Irlande. Rien que sur l’Irlande. Irlande. Irlande. Irlande. Irlande. »

Antoine trouve dans l’Irlande tout ce qui lui manquait en France, des racines, une famille, un sens. Il va s’y donner corps et âme, embrassant une cause qu’il ne comprend pas réellement mais à laquelle il adhère totalement.

« Personne ne naît tout à fait salaud, petit français. Le salaud, c’est parfois un gars formidable qui renonce. »

Sorj Chalandon a été journaliste chez Libération de 1973 à 2007 puis au Canard enchaîné depuis 2009. Il publie en tant qu’écrivain depuis 2005. Ses romans sont des fictions s’appuyant sur le réel. A travers ses romans, il donne à voir l’histoire du point de vue de l’homme, par les ressentis, les ambivalences. Dans son écriture, on sent la  pâte du journaliste, une écriture directe, sans fioritures, qui s’appuie sur l’essentiel, celle du journaliste qui veut dire les choses, ne pas les effleurer, aller au coeur, toucher le nœud du problème. Par ses romans, il ouvre l’Histoire à ceux qui ne la liraient pas telle quelle, et avec la tonalité qui touche aussi les connaisseurs.

Reporter spécialiste de l’Irlande du Nord, l’histoire qu’il raconte est aussi la sienne, et de son amitié avec Denis Donaldson. A ce titre, on apprend des tas de choses sur le conflit irlandais, toute sa complexité, la guerre civile, l’oppression britannique, les luttes, les actions, et plus largement l’engagement, fraternité, la confiance, et la traîtrise.

Ça sent la brique, les bières partagées, le thé brûlant, et l’amitié dans ce qu’elle a de plus chaleureuse, les voix prennent vie, les chants résonnent, on ressent pleinement le combat.

« On raconte qu’après la mort d’un enfant, heurté par un blindé devant sa maison, les habitants de sa rue avaient repeint leurs façades. Toutes les façades, barbouillées de blanc en une soirée, du sol à hauteur d’homme. Le lendemain, la ruelle était parcourue d’un long ruban clair, peint sur deux mètres de haut. C’était en mai. Deux nuits plus tard, un parachutiste écossais a été abattu d’une seule balle dans la gorge par un tireur de toit. C’est en fouillant une à une les maisons basses et en interrogeant rudement la population que les soldats ont compris. Dans cette rue aux réverbères brisés, il fallait que les intrus se détachent du sombre. Il ne fallait pas les prendre pour un passant, pour un voisin pressé, il ne fallait pas les confondre avec la noirceur des briques. Il fallait qu’ils soient visibles, qu’ils se détachent, que tout ce blanc les cerne et les offre au fusil. Les soldats britanniques devenaient ainsi ombres, et donc cibles, et donc morts. Les habitants avaient repeint en blanc les murs de leur rue, pour qu’aucun ennemi n’en réchappe. »

L’adaptation en BD par Pierre Alary est très fidèle, reprenant des phrases de l’auteur, intercalant des comptes-rendus d’interrogatoires de Tyrone Meehan par l’IRA . Une façon de se replonger dans le récit quelques temps plus tard, une porte d’entrée dans les romans de Chalandon, car même s’il est dommage de passer à côté de son écriture, on retrouve la fièvre, l’émotion contenue, et tous ses corps tenus par l’Histoire en même temps qu’ils la font. Le graphisme ne pouvait pas mieux tomber, des planches monochromes qui reprennent les scènes marquantes de l’histoires, les expressions, les ambiances. Très chouette !

Sorj Chalandon a ensuite écrit Retour à Killybegs, ou il incarne le point de vue du traître, suite qui a également été mise en cases par Pierre Alary, sortie prévue début 2019.

Mon traître
Sorj Chalandon

Grasset
2008
275 pages
paru en poche chez Livre de poche

Adapté en BD par Pierre Alary
Editions Rue de Sèvres
2018

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