Quand tu écouteras cette chanson – Lola Lafon (Stock)

Entendre la parole d’Anne Frank et des fantômes de l’Histoire

Une nuit au musée est une collection pour laquelle des écrivains sont invités à passer une nuit dans un musée, une mini-résidence littéraire qui conduit à l’écriture d’un texte.

Lola Lafon cherchait à donner un sens particulier à cette proposition et a choisi la maison d’Anne Frank à Amsterdam. Cette expérience, qu’elle pensait déjà forte, sera encore plus retentissante qu’elle ne l’imaginait, l’histoire d’Anne Frank résonnant avec sa propre histoire et ses interrogations quant à la condition humaine et féminine.

« Plutôt que savoir, il faudrait dire que je connais cette histoire, qui est aussi celle de ma famille. Savoir impliquerait qu’on me l’ait racontée, transmise. Mais une histoire à laquelle il manque des paragraphes entiers ne peut être racontée. Et l’histoire que je connais est un récit troué de silences, dont la troisième génération après la Shoah, la mienne, a hérité.
Les mots se sont révélés impuissants, se sont éclipsés de ces familles-là, de ma famille. L’histoire qu’on ne dit pas tourne en rond, jamais ponctuée, jamais achevée.
Elles sont en lambeaux, ces lignées hantées de trop de disparus, dont on ne sait même pas comment ils ont péri. Gazés, brûlés ou jetés, nus, dans un charnier, privés à jamais de sépulture. On ne pourra pas leur rendre hommage. On ne pourra pas clore ce chapitre. »

Le musée Anne Frank, c’est notamment l’Annexe, cet appartement de 40 m2 à Amsterdam où elle et sa famille se sont réfugiés et se sont terrés pendant deux ans avant d’être dénoncés et déportés. Un lieu dans lequel l’autrice avance à tâtons, méditant, ne précipitant rien, pour bien saisir la teneur de tout ce qui se dénoue. Elle revient sur son histoire, celle de sa famille, ses origines roumaines, son enfance sous le régime de Ceausescu, la condition juive. Elle tente de comprendre comment les choses ont pu se jouer à l’époque, et l’état d’esprit de la famille Frank lors de l’occupation allemande.

« On dit des femmes qui écrivent leur expérience de vie qu’elles « se » racontent, que leur récit est « personnel ». Le journal intime d’un homme, en revanche, semble contenir des vérités universelles. S’atteler au récit du monde a longtemps été l’apanage de ceux qui pouvaient l’arpenter, ces « récits de grands voyageurs ». Aux femmes, on abandonnait l’examen des sentiments, on leur concédait un savoir de l’intime, de l’intérieur, qu’il soit domestique ou sexuel. ».

Elle replace aussi l’après, lorsqu’Otto Frank revient, récupère le journal de sa fille, décide de le publier, le traitement qui en est fait. Elle redonne ainsi la place que ce journal mérite, défend le récit plutôt que le journal d’ailleurs, Anne Frank se voyait devenir journaliste, son but n’était pas d’écrire sa vie pour passer le temps mais bien de témoigner, de la capacité de l’humain à se détruire.

« Peut-être commence-t-on parfois à écrire pour faire suite à ce qu’on a perdu, pour inventer suite à ce qui n’est plus. Pour dire, comme le petit rond rouge sur un plan, que nous sommes ici, vivants. Si la mémoire s’étiole, les mots, eux, restent intacts, ils sont notre géographie du temps. »

Un texte très fort, qu’elle rapproche d’autres événements politiques historiques dramatiques tels que les Khmers rouges au Cambodge, du négationnisme encore présent, du racisme et de l’antisémitisme routiniers, de cette haine de l’autre qui laisse planer de bien sombres écueils, et la capacité de l’humain, toujours, à fermer les yeux sur des oppressions qui deviennent ordinaires.

« La mémoire est un lieu dans lequel se succèdent des portes à entrouvrir ou à ignorer ; la mémoire, écrit Louise Bourgeois, « ne vaut rien si on la sollicite, il faut attendre qu’elle nous aissaille ».

C’est difficile de ne pas dénaturer la délicatesse dont fait preuve Lola Lafon dans ce livre édifiant. Je suis une admiratrice absolue de l’autrice depuis pas mal d’années, pas tellement objective mais pas aveuglée pour autant, et sa capacité à viser juste et de manière tellement retentissante est encore une fois à saluer.

 

Quand tu écouteras cette chanson
Lola Lafon
Stock (Ma nuit au musée)
Rentrée littéraire 2022
249 pages

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