A la ligne, feuillets d’usine – Joseph Ponthus

« J’écris comme je pense sur ma ligne de production
divaguant dans mes pensées seul déterminé
J’écris comme je travaille
A la chaîne
A la ligne »

La vie à l’usine, les corps qui morflent, les cadences à tenir, Joseph Ponthus écrit la condition ouvrière dans son jus, avec éloquence, humanité et sensibilité.

Après son emménagement en Bretagne, Joseph Ponthus s’est frotté à la difficulté de retrouver un emploi comme travailleur social, et plutôt que regarder le temps passer dans son canapé, à poussé la porte des boîtes d’intérim, et s’est retrouvé à travailler dans une conserverie de poisson puis en abattoir.  

Parce que c’est un littéraire, il s’échappe par les mots et les lettres, les chansons, les voix qu’il a lues, et pose les siens, ligne par ligne, qu’il consigne au fil des jours, étonnant et éclatant prolongement de la vie à l’usine.

« Déjà deux semaines aux bulots et je ne sais
toujours pas par quel bout prendre ces satanés coquillages

Sinon à l’ancienne
A la pelle
Et vogue la misère
Sinon à l’arrache
A la ligne
Et voguent les pensées »

Ce texte est retentissant, énorme, bouleversant. C’est à la fois le témoignage criant d’une réalité que l’on lit et dit trop peu, un hommage, à ces gens qui font tourner l’économie dans l’ombre, avec une certaine ingratitude des tâches que l’on ne nomme pas ou plus ou de moins en moins, lissant les dénominations pour des gestes qui restent identiques depuis cent cinquante ans, à quelques machines près.

Un texte jeté comme dans un souffle, on ressent la nécessité et l’urgence de dire avant que les pensées s’envolent, se mélangent, s’estompent, les gestes répétitifs se conjuguent à la littérature avec détermination, lyrisme et humour.

Des vers libres, sans rimes ni ponctuation, mais en cadence, tel l’homme derrière sa machine, tel l’homme devenu machine, à couper les poissons, égoutter le tofu, trier les carcasses. 

« J’égoutte du tofu
Je me répète cette phrase
Comme un mantra
Je recherche le contrepet que j’avais trouvé tout à l’heure mais ne le trouve plus
Je me dis qu’il faut avoir une sacrée foi dans la paie qui finira bien par tomber dans l’amour de l’absurde ou dans la littérature
Pour continuer »

Joseph Ponthus n’est pas allé à l’usine pour constater et écrire, il y est allé pour gagner sa croûte et a écrit pour s’échapper de la rudesse du quotidien, pour donner la parole à celles et ceux qui n’ont pas les mots. Il trime et il s’échappe, pense, convoque Apollinaire, Aragon, Perec, Trenet.

Dans ses feuillets, il raconte le quotidien d’intérimaire et d’ouvrier à l’usine, les horaires décalés, les rythmes à tenir, la fatigue des corps, les conditions de travail d’un autre temps, le froid, les odeurs, les collègues, la solidarité, les grincements de dents, avec en filigrane son épouse et leur chien Poc Poc.

Nous sommes dans la poésie, le journal, le témoignage, le documentaire, de la littérature prolétarienne comme on en lit parfois, mais trop peu. Un indispensable.

« Ce n’est pas du Zola mais on pourrait y croire
On aimerait l’écrire le XIXe et l’époque des ouvriers
héroïques
On est au XXIe siècle
J’espère l’embauche
J’attends la débauche
J’attends l’embauche
J’espère

Attendre et espérer
Je me rends compte qu’il s’agit des derniers mots
de Monte-Cristo
Mon bon Dumas
« Mon ami, le compte ne vient-il pas nous dire
que l’humaine sagesse était tout entière dans ces
deux mots : Attendre et espérer ! «  »

Ce roman était sur ma pile depuis un moment et il n’a pas fini de me suivre. J’avais aimé entendre l’auteur parler de son livre à sa sortie, de son expérience en usine, puis touchée par son décès en février. Si vous étiez passé au travers, vous pouvez l’écouter ici ou le voir là, et encore bien ailleurs.

« Entre quelques tonnes de sabres de grenadiers et de lieus
Aujourd’hui j’ai dépoté trois cent cinquante kilos de chimères
J’ignorais jusqu’à ce matin qu’un poisson d’un tel nom existât

Mes chimères sont arrivées après la pause
Drôle de poisson avec deux belles nageoires en
bas du ventre pouvant ressembler à des ailes
Peut-être que leur nom vient de là
Ou non

Ça a suffit à mon bonheur de la matinée
Me dire que j’avais dépoté des chimères »

A la ligne
Feuillets d’usine
Joseph Ponthus
La Table Ronde
2019
paru également en poche chez Folio
276 pages

2 commentaires sur “A la ligne, feuillets d’usine – Joseph Ponthus”

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