Les littératures méditerranéennes sont à l’honneur ce mois-ci pour le retour aux classiques impulsé chaque par Moka et Fanny. L’Italie sera ici en lumière, avec notamment ce texte de Italo Calvino, Les Villes invisibles, inscrit sur ma Liste à Lire depuis mon coup de coeur pour la très chouette librairie du même nom située à Clisson.
Il faut accepter de lâcher prise et de se laisser porter, dans cette conversation imaginée entre le jeune explorateur Marco Polo et l’empereur Kublai Khan chez qui il résida. L’empereur ne pouvant se déplacer dans l’ensemble des villes conquises, demande à Marco Polo de lui décrire, ce qu’il honore avec majesté et malice puisque ses descriptions restent magnifiquement énigmatiques. Les villes revêtent des caractères extraordinaires, merveilleux, à travers ce qui en fait le sel de manière impalpable.
« C’est en vain, ô Kublai magnanime, que je m’efforcerai de te décrire la ville de Zaïre aux bastions élevés. Je pourrais te dire de combien de marches sont faites les rues en escalier, de quelle forme sont les arcs des portiques, de quelles feuilles de zinc les toits sont recouverts ; mais déjà je sais que ce serait ne rien te dire. Ce n’est pas de cela qu’est faite la ville, mais des relations entre les mesures de son espace et les événements de son passé. »
C’est une posture très intéressante et instructive que nous transmet là Italo Calvino, que l’on pourrait presque s’approprier au fil de nos propres pérégrinations. Comment percevons-nous un lieu, qu’en reste-t-il, penser quelques temps plus tard à ce qui a percé l’inconscient, entre la ville en elle-même et notre propre vécu. Définir l’essence de la ville par ce qu’elle renvoie et ce qui nous traverse.
« Les villes visitées par Marco Polo avaient cette qualité : qu’on pouvait s’y promener par la pensée, s’y perdre, s’y arrêter pour prendre le frais, ou s’en échapper en courant. »
Les villes et la mémoire, Les villes et le désir, Les villes et les signes, Les villes effilées, Les villes et les échanges, Les villes et le regard… Ainsi Marco Polo parcourt ses souvenirs d’exploration et livre au Khan le fruit de ses découvertes, relatant les lieux, leur posture, les gens qui les font. Cinquante-cinq fragments de villes se dessinent, oniriques, philosophiques, extravagants.
« C’est selon l’humeur de celui qui la regarde que Zemrude prend sa forme. Si tu y passes en sifflotant, le nez au vent, conduit par ce que tu siffles, tu la connaîtras de bas en haut : balcons, rideaux qui s’envolent, jets d’eau. Si tu marches le menton sur la poitrine, les ongles enfoncés dans la paume de la main, ton regard ira se perdre à ras de terre, dans les ruisseaux, les bouches d’égout, les restes de poissons, les papiers sales. Tu ne peux pas dire que l’un des aspects de la ville est plus réel que l’autre, pourtant tu entends parler de la Zemrude d’en-haut surtout par ceux qui se la rappellent pour s’être enfoncés dans la Zemrude d’en-bas, parcourant tous les jours les mêmes morceaux de rue et retrouvant le matin la mauvaise humeur de la veille collée au pied des murs. »
Les échanges entres les deux protagonistes rythment les récits et évocations de Marco Polo, l’empereur intervient, démontre son envie de rêver lui-aussi, les deux hommes interrogent la notion de territoire, d’Histoire, de mémoire, redéfinissent les possibles.
Un genre de rengaine s’installe, berceuse architexturale flottante qui donne à voir tout et rien à la fois. Ça peut sembler assez déroutant au départ, c’est pourquoi il faut lâcher prise et se laisser porter, laisser mûrir.
C’est assez sidérant, vraiment beau, et profondément marquant.
« Irène est la ville qu’on voit quand on se penche au bord du plateau à l’heure où les lumières s’allument, et dans l’air limpide on distingue là-bas au fond toute l’agglomération : où les fenêtres sont plus nombreuses, où elle se perd en sentiers à peine éclairés, où elle amasse les ombres des jardins, où elle dresse des tours avec des feux pour les signaux ; et par les soirs de brume, une clarté fumeuse se gonfle ainsi qu’une éponge pleine de lait au bas des calanques. »
Les Villes invisibles
Italo Calvino
traduit par Jean Thibaudeau
Gallimard (Folio)
Parution initiale 1972
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Prochain rdv fin août autour des classiques adaptés à l’écran ou en BD…
Si vous souhaitez en savoir plus, voire même rejoindre (régulièrement ou ponctuellement) l’équipée, c’est par là.
C’est aussi le par celui-ci que je suis rentré dans l’œuvre de Calvino, et j’avais vraiment beaucoup aimé. Je l’avais pris comme un ouvrage crypté, certain qu’il ne parlait pas de villes, ou pas que, et je m’étais dit qu’un jour je prendrai le temps d’essayer d’en percer le mystère.
J’avais noté le nom de cet auteur pour ce mois-ci mais ma bibliothèque n’avait pas ses livres en sa possession.
Ca a l’air très poétique, j’aime ce genre de descriptions.
Je vois que les grands esprits se rencontrent ! Calvino est donc aussi à l’honneur ici et c’était une première pour moi !
J’appréhende toutefois le côté un peu déroutant…