« Dans les repas de famille, par ma faute, nous avons toujours été un nombre impair à table. Je suis celui qui ne vient pas par deux, je ne suis qu’une moitié d’entité. »
Un dîner en famille, de ceux qu’Adrien se passerait bien, non pas qu’il n’apprécie pas ses parents, non pas que sa soeur lui colle des boutons, mais bon, disons que leur caractère répétitif manque de sel. Pourtant ce repas-là ne va pas en manquer, car la frangine annonce son mariage, et au passage le futur beau-frère propose à notre grand égaré de faire le discours. Panique à bord sans en avoir l’air, camouflé par les habituelles conversations soporifiques et le manque d’intérêt chronique des uns pour les autres. Le moment ne pouvait pas être mieux choisi pour envoyer un texto faussement décontracté à son ex, de quoi pimenter ses introspections et bien se pourrir la soirée.
« On n’attend pas de moi que je m’acquitte d’une simple formalité, un acte anodin qui s’insérerait mollement entre le trou normand et la découpe de la pièce montée dans une succession éprouvée de minuscules rituels, non, je suis le garant officiel du plus beau cadeau de la soirée, le clou du spectacle, l’apothéose. J’étais parti pour annuler un simple discours et je me retrouve investi d’un geste messianique sur lequel reposent la qualité d’une cérémonie élaborée depuis des mois, la cohésion de deux familles entières, l’avenir affectif de ma sœur, peut-être même sa santé mentale. Sans moi, ce mariage va être un désastre. Si mon discours n’est pas merveilleux, je serai responsable de la lente descente aux enfers d’une centaine d’individus, un délitement humain progressif et irréversible. »
Comme dans ses BD, Fabrice Caro fait sortir le quotidien de ses gonds et passe en revue codes et clichés du quotidien, ici à la manière des dimanches en famille où l’on comble les fossés par des habitudes qui manquent d’entrain, renforcées par une flagrante résistante au changement de l’ensemble des protagonistes.
« Je suis en train de manger du gigot et du gratin dauphinois alors que le fruit de mon tourment est ailleurs et qu’une fourchette menace à tout moment de grincer dans l’assiette et la discussion ne porte même pas sur l’amour, ou la poésie, ou le sens de la vie, non, on parle de chauffage au sol, de vacances en Sardaigne, de Jean-François, le fils du voisin, qui a fait construire, tu entends ça Adrien, il a fait CONSTRUIRE. Pour ma mère, le monde se divise en trois catégories : ceux qui ont un cancer, ceux qui font construire et ceux qui n’ont pas d’actualité particulière. »
On retrouve avec plaisir la figure du looser sympa qui rate toujours le coche. Nous sommes dans une comédie à la française et l’on imaginerais bien un Bacri ou un Darroussin dans le casting. C’est très distrayant, très drôle, grinçant à souhait, et plus profond qu’il n’en a l’air, en tout cas indispensable pour se fendre la poire, ou pour enfin avouer à ses parents, ce plat là, définitivement, on ne l’aime pas.
Fabcaro sera à n’en pas douter ma découverte de l’année 2018, d’abord avec ses BD, Zaï Zaï Zaï, Moins qu’hier plus que demain, Et si l’amour c’était aimer, etc. Je reste complètement fan de son humour décalé et absurde, et de cette faculté à sortir du cadre.
Le discours
Fabrice Caro
Gallimard (Sygne)
2018
208 pages
Oh la la toujours pas lu…faut que je le fasse et vite !