Lumière d’été, puis vient la nuit – Jon Kalman Stefansson (Grasset)

Oh joie de retrouver la plume de Jon Kalman Stefansson, à la fois lyrique, savoureuse et tranchante. Paru en France pour la rentrée littéraire en 2020, ce titre attendait depuis un an que j’ai le temps de vraiment m’y plonger afin de bien en savourer chaque bouchée, et force est de constater que la passion des premiers émois reste intacte au fil des romans.

« C’est dans le silence que se conserve l’or ; celui qui se tait, plongé dans une parfaite solitude, découvre tant de choses, le silence s’infiltre dans les chairs, apaise le cœur, calme l’angoisse et emplit la pièce où vous êtes, il résonne dans votre maison tandis qu’au-dehors, le présent se déchaîne, c’est un sprinter, c’est une Formule 1, un chien qui court derrière sa queue sans jamais l’attraper. Hélas, le silence fuit les foules, il ne survit pas longtemps au sein des multitudes et ne tarde pas à s’éclipser. »

Dans un coin d’Islande bien loin de Reykvavik, dans un petit bled sans église ni cimetière, l’auteur nous raconte une poignée de vies millimétrées sur le point de se défaire de leurs carcans.

Huit histoires croisées, entre destinées ordinaires qui sortent de leurs gonds et chroniques sociales qui se dessinent autour de lieux emblématiques – la laiterie, l’abattoir, la coopérative. Huit chapitres où les désirs prennent forme, où les illusions s’affirment ou se fracassent, où les relations se nouent, les corps se tendent, les envies deviennent des armes. 

« Certains abritent au fond d’eux-mêmes une douleur contre laquelle des bras d’acier n’ont aucun pouvoir, qu’importe qu’on s’entraîne, si on soulève des poids, qu’on coure régulièrement ses quinze kilomètres, on ne parvient jamais à semer les ténèbres ni même à les distancer, on n’arrive pas à s’arracher à une tristesse noire et grise qui n’épargne rien. »

L’astronome, Jonas, kjartan, Kristin, Elisabet, Agusta… entre celui qui change radicalement de cap après avoir rêvé en latin, ceux qui flirtent avec les fantômes, celle qui se venge, ou encore l’autre qui colporte  à tout va, le temps et l’espace s’étirent, les joies et les peines s’emmêlent, le tragique et le merveilleux s’englobent, les ambivalences se serrent les unes aux autres. 
« Kjartan était très apprécié, il ressemblait à sa mère, il était doux et doté d’un humour un peu rugueux. Personne n’était aussi doué pour installer une belle clôture et il élevait les plus beaux taureaux de la région, des paysans venaient de loin pour les lui emprunter, ou bien ils faisaient monter leur vache sur une remorque, se rendaient chez lui, la mettaient sous le reproducteur âgé de trois ans, hop hop hop, commentait-il de sa voix caverneuse et le taureau en avait fini en cinq secondes, son membre ressemblait à une carotte surdimensionnée. Mais ne nous attardons pas trop sur la vie sexuelle des bovins, plutôt monotone, le taureau fait un, deux, trois petits tours, puis ça mousse, on a l’impression que se yeux vont sortir de leurs orbites, puis tout est fini, il repart tranquillement brouter l’herbe, la vache retourne chez elle, tout ça est d’une simplicité désarmante, ce qui n’est pas vraiment le cas chez les humains, hélas, trois fois hélas, à moins qu’il ne faille dire Dieu soit loué, il n’empêche que la femme de Kjartan s’appelle Asdis et qu’ils ont trois enfants. »
Comme à son habitude, l’auteur décrit sans fard les vies qui se retournent, s’imbriquent ou se déboitent, avec humanité, humour et poésie. Un mélange à la fois un peu foutraque et magnifique, entre tragédie épique et philosophie à l’emporte-pièce, parenthèse délectable et piquante que je ne saurais que trop vous recommander de tenter.
 
« C’est si bon de s’esclaffer, un rire sincère est un étrange mélange de volupté et d’oubli de soi, nous nous désagrégeons en lui, nous tourbillonnons en surplomb du personnage que nous incarnons au quotidien, il fait de nous des êtres humains. »

Lumière d’été, puis vient la nuit
Jon Kalman Stefansson
traduit par Eric Boury
Editions Grasset
2020
320 pages

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