Mendiants et orgueilleux – Albert Cossery (Joëlle Losfeld)

Portraits croisés dans les rues du Caire, de mendiants poètes et philosophes, administratifs tire-au-flan par grandeur, policier en quête d’autres possibles, et prostituées qui, si elles ont du tempérament, s’en prennent aussi dans la tronche.

Albert Cossery revendiquait son oisiveté et a véhiculé beaucoup de ses aspirations dans ces personnages. Gohar, notamment, figure centrale du roman, intellectuel qui s’est débarrassé de son statut d’universitaire pour s’adonner à la mendicité et ainsi vivre dans un dénuement total, mâchant du haschich en ne cherchant qu’à s’émerveiller devant un trait d’esprit savoureux. 

« Le dénuement de cette chambre avait pour Gohar la beauté de l’insaisissable, il y respirait un air d’optimisme et de liberté. La plupart des meubles et des objets usuels outrageaient sa vue, car ils ne pouvaient offrir aucun aliment à son besoin de fantaisie humaine. Seuls les êtres dans leurs folies innombrables, avaient le don de le divertir. »

Nous croisons également son voisin cul-de-jatte tombeur de ses dames, son dealeur Yéghen, El Kordi l’idéaliste, le policier Nour el Dine, la mère maquerelle Set Amina… Chacun évolue dans ces ruelles du Caire qui semblent empruntes d’une certaine flânerie inhérente.

Albert Cossery est né en 1913 au Caire où il a vécu jusqu’à son installation à Paris en 1945. Il sera notamment un habitué de Saint-Germain-des-Près, fréquentant tout le gratin intellectuel et artistique de l’époque. Il vit à l’hôtel, louant des chambres au mois, s’affranchissant de la sorte de toute contrainte de propriété et d’entretien. On envisage ainsi un peu différemment le caractère de ses personnages et de ses écrits, incarnation d’un certain idéal ou méditation sur le monde et ses possibilités. Albert Cossery était un fin observateur et un amoureux de la langue, délivrant ses observations avec un certain lyrisme.

« Le bruit des voix, la clarté des lampes à acétylène l’accueillirent comme un refuge bienfaisant. A cette heure de la nuit le café des Miroirs était plein d’une foule tapageuse qui occupait toutes les tables, déambulait en lente procession à travers la chaussée de terre battue. L’éternelle radio déversait un flot de musique orageuse amplifiée par les haut-parleurs, noyant dans une même confusion la magnificence des palabres, des cris et des rires. Dans ce tumulte grandiose, des mendiants loqueteux, des ramasseurs de mégots, des marchands ambulants s’adonnaient à une forme d’activité plaisante, comme des saltimbanques dans une foire. C’était chaque soir ainsi : une ambiance de fête foraine. Le café des Miroirs paraissait être un lieu crée par la sagesse des hommes et situé aux confins d’un monde voué à la tristesse. Yéghen se sentait toujours émerveillé par cette oisiveté et cette joie délirante. Il semblait que tous ces gens ignoraient l’angoisse, la pénible incertitude d’un destin miséreux. Certes, la misère marquait leurs vêtements composés de hardes innombrables, inscrivait son empreinte indélébile sur leurs corps hâves et décharnés ; elle n’arrivait pas cependant à effacer de leurs visages la criante allégresse d’être encore vivants. »

Une découverte étonnante donc, celle d’une très belle écriture notamment, un regard profond et appuyé sur la liberté, les choix, les renversements, la simplicité. Dommage qu’il y ait tant de misogynie. Car c’est bien là où le bât blesse, la figure de la femme n’est clairement pas glorifiée ici. Celle des hommes non plus remarquez, mais leurs traits sont plus creusés et surtout mis en lumière car cette errance volontaire qui assagit leur regard sur le monde. Si l’on peut admettre au départ que la pauvre considération des femmes soit du fait d’un personnage, l’on s’étonne progressivement de la portée beaucoup plus large… Nous pouvons certes rapporter cela aux moeurs de l’époque mais tout de même…

« Etre jalouse d’un homme-tronc ! Vraiment la frénésie accapareuse des femmes n’avait pas de bornes. Gohar était reconnaissant aux femmes, à cause de l’énorme somme de bêtise qu’elles apportaient dans les relations humaines.
Elles étaient capables de faire une scène de jalousie à un âne, rien que pour se rendre intéressantes. »

Mendiants et orgueilleux a été adapté en BD par Golo, qui s’est tellement coulé dans les mots de Cossery qu’il est parti s’installer au Caire, devenue sa ville d’adoption. Son dessin chaleureux colle parfaitement à l’atmosphère et au foisonnement des rues et des bazars, restituant dans cette chronique des laissés-pour-compte la lumière et la malice insufflée par l’écrivain.

Mendiants et orgueilleux
Albert Cossery
Editions Joëlle Losfeld
2008 (parution initiale en 1955)
213 pages

adapté par Golo
Futuropolis
2009
80 pages

1 commentaire sur “Mendiants et orgueilleux – Albert Cossery (Joëlle Losfeld)”

  1. J’avais beaucoup aimé cette lecture, pour sa truculente, sa vivacité, et le caractère atypique de ses personnages. J’avoue que je n’ai pas souvenir de cette misogynie que tu évoques. J’avais été un peu moins emballée par La violence et la dérision, qui m’avait laissé sur ma faim, car trop court et donc traité à mon avis de manière superficielle.. il n’empêche que je retournerai sans doute vers cet auteur.

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