Six fourmis blanches – de Sandrine Collette

Six touristes gagnent un trekking dans les montagnes albanaises, une randonnée pour débutants qu’ils doivent tester pour le compte d’un organisateur de voyages. Deux jours de marche à l’assaut de sommets enneigés, pour une plongée en pleine nature à l’affût de paysages extraordinaires et d’air pur.

L’Albanie dans laquelle vit Mathias est aux antipodes du pays qui s’ouvre au tourisme. Du haut de ses montagnes, il sacrifie des chèvres qu’il a méticuleusement choisies, en guise d’offrande aux esprits, pour conjurer le mauvais sort. On fait appel à lui lors des événements importants de la vie, avant un mariage, lors d’une naissance. C’est un personnage craint et respecté. Et ce n’est pas le vieux Carche, chef de la mafia locale, qui dira le contraire.

Nous entrons ainsi dans les deux récits, par la voix de Mathias le sacrificateur et celle de Lou, l’une des randonneurs. Mathias relate son quotidien régit par les croyances anestrales jusqu’au basculement, celui de trop, qui fera chavirer l’équilibre fragile du patelin. Lou exprime la grande virée qui prend tournure, évoque ceux qui l’accompagnent, son ami Elias, Arielle et Lucas, Marc, Etienne, et Vigan, le guide au charme de l’homme impénétrable, chargé de les mener à travers la montagne. L’expédition devient vite une  lente descente aux enfers, lorsqu’ils se retrouvent embarqués dans une histoire qui les dépasse largement, bien au-delà ce qu’ils pourraient imaginer.

« Le mal suinte de ce pays comme l’eau des murs de nos maisons tout le long de l’hiver. Enraciné en nous, telle une sangsue fossilisée sur une pierre. C’est ce que disait mon grand-père, et avant lui son père, et le père de son père : depuis toujours ces montagnes sont maudites. Qui se souvient que quelque chose de beau y ait été conçu, s’y soit développé ? Que de contreparties à notre présence ici, que de compromis pour nous donner, parfois, le sentiment de bien vivre. Les vieux répètent à l’envi que les mauvais esprits ont choisi cet endroit pour venir mourir ; qu’ils y agonisent des années durant, crachant des imprécations sur nos roches et nos forêts malingres. Nous sommes de trop dans ces vallées ; nous en payons le prix fort. Nous aurions dû abandonner ces terres où nous n’avons jamais été les bienvenus. Si seulement nous étions raisonnables. Mais nous sommes faits de la même caillasse, refusant de céder une once de terrain, acharnés à faire pousser les tubercules qui nous permettent de tenir amaigris jusqu’au printemps suivant. Heureux d’un rien, aussi. »

Sandrine Collette semblerait presque plus raisonnable dans ce roman, comparé à son premier Des nœuds d’acier. Presque. Six fourmis blanches est certes moins rude dans le sens où il ne s’agit pas tant de la profonde noirceur humaine que le contexte qui est ici anxiogène. Elle explore les sensations extrêmes, le froid, la survie, les courbatures, la faim, la peur aussi, de ne pas pouvoir tenir plus longtemps, de ne jamais en voir le bout, de ne pas s’en sortir. Les sensations s’intensifient progressivement. Sandrine Collette alterne les récits, use d’une écriture fluide, de phrases courtes qui accentuent la cadence. Le rythme s’accélère, les événements s’enchainent, le malaise s’étend, la tension et le suspense grimpent jusqu’au final absolument réussit.

Le huis clos en pleine montagne pouvait être glissant. Sandrine Collette lui a donné davantage de corps avec cette double histoire et sa plume précise et hyper réaliste. Elle réussit ainsi à livrer un texte inédit, riche, et bien abouti. Un régal. Une auteure à suivre de près ! Vous y réfléchirez juste à deux fois avant de vous lancer dans une randonnée un peu soutenue…

« Le dernier, c’est celui qui glisse et qui disparaît sans que personne ne l’entende, celui qui se fait attaquer par les bêtes, celui qu’on perd. Je me retourne, la gorge serrée. Elias me sourit. Je devine qu’il lève un pouce vers moi pour me rassurer.. »

Six fourmis blanches / Sandrine Collette. Denoël (Sueurs froides), 2015

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