Valentina – Christophe Siébert (Au Diable Vauvert)

Ambiance post-apocalyptique soviétique bien poisseuse à Mertvecgorod, petit territoire enclavé entre la Russie et l’Ukraine, qui a tenté de tirer son épingle du jeu à la chute de l’URSS et a décroché son indépendance en mode ouverture sur l’Occident, guerre civile au passage et échappatoires de vie pas tellement plus réjouissantes avec des riches encore plus blindés et véreux, et des pauvres toujours plus dans la zone.

« Les gens ont bien raison de se tenir à carreau, Klara, sa bande, ne sont plus des gamins, la bagarre ça les connaît, mains nues, poings américains, couteaux si nécessaire, ils ne craignent pas de prendre des coups, encore moins d’en donner, de frapper en traître. Les enfants de la glasnost, les bébés-perestroïka, ils apprenaient à marcher quand l’URSS se désintégrait, à lire, à écrire, à compter quand les vautours se partageaient les meilleurs morceaux. Ils ont grandi en contemplant leurs parents perdre leur travail, leurs revenus, leur appartement tandis que les oligarques roulaient en Rolls, recrutaient des armées privées, ils ont grandi en apprenant à faire la queue pendant une matinée entière pour du pain, de la viande contenant plus de graisse que de muscle, ont appris à payer ça avec un sac de billets qui peut-être ne vaudraient pas plus, le lendemain, que s’ils les avaient coloriés eux-mêmes. Ils ont appris à se débrouiller avec les moyens du bord, dans un monde où l’école, les flics, les hôpitaux les ont laissés tomber, ils sont les enfants des ruines, ne grandiront jamais. »

On y suit cinq ados, paumés à la dérive mais au regard mordant, toujours, d’autant plus lorsque Valentina, leur voisine travesti se fait zigouiller, il devient urgent de faire lumière sur ce qui les dépasse. L’enquête est un peu foutraque forcément, entre lycée pour la forme, vapeurs de dope et gros sons alternatifs. C’est trash, cru, violent, à l’image de la société qui les passe sous rouleau compresseur.

« Dans la RIM, on voit tout de suite quand on quitte la campagne pour entrer dans la ville : on traverse une brume épaisse de film d’horreur, un mur grisâtre, jaunâtre, une frontière, on revient dans le royaume des morts, fini la nature, terminé le monde des vivants, bienvenue à Mertvecgorod. »

Christophe Siébert raconte pour la troisième fois la RIM, République Indépendante de Mertvecgorod, qui s’est progressivement dessinée dans Images de fin du monde et Feminicid. Un « demi siècle de merde » qui n’a pas volé son nom et qui marque une jeunesse décadente qui se débat autant qu’elle a les crocs.

Pour l’heure, l’auteur donne à voir les bas-fonds et la décomposition de la société par ceux qui la subissent par le biais de cet univers créé de toute pièce ou presque, ultra noir, au vocabulaire spécifique, Orange mécanique dans le rétroviseur, et à la bande son totalement intégrée au roman, à écouter avant, pendant ou après, pour s’y mettre ou rester dans le bain. Bad Balance, Televizor, Sladjana Milosevic, Kino, Ekatarina Velika… du punk, du rap, de la pop russophone des années 80-90 que je pensais au départ aussi « fictive » que le reste et que je découvre finalement avec bien du plaisir en rédigeant cette chronique.

« Avant de pénétrer dans la chambre, Klara fouille une nouvelle fois dans son sac. La cassette qu’elle chope au hasard colle parfaitement, Tundra’s Ghost, des sibériens Yat-Kha, qui mélangent transes chamaniques, chant diphonique venu des tréfonds de la gorge (le fameux khöömi de la musique mongole), rythmiques techno-indus ou punk, guitare, basse, instruments traditionnels trafiqués à coups de pédales d’effet, machines en tous genres, boucles tripées, montées sauvages, dès le premier morceau Klara se sent embarquée dans une tout autre ambiance, comme si d’un coup le fantôme de Valentina, tous les autres fantômes attachés à ce lieu depuis des siècles, des millénaires, lui souhaitaient la bienvenue. »

Christophe Siébert a une quinzaine de romans à son actif entre autres nouvelles, poèmes, participations collectives, performances. Il peaufine ainsi une bibliographie au lyrisme noir visqueux. Il a obtenu le Prix Sade en 2019 pour Métaphysique de la viande. Il poursuit ici un cycle aux multiples ressources et ramifications à retrouver là. Il n’est pas nécessaire d’avoir lu les autres romans pour entrer dans celui-ci, même si pour ma part j’aimerais maintenant savoir comme on en est arrivé là. A suivre donc.

Valentina
Christophe Siébert
Au Diable Vauvert
2023
259 pages

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