Nous autres – Eugène Zamiatine

On prolonge le retour aux classiques en 2021 au côtés de Moka et Fanny et d’une équipe de mordu.e.s., avec un début d’année sous le signe de Big Brother ou plus largement des classiques de science-fiction. Mais le défi sera pris presque au pied de la lettre, avec le roman qui a visiblement mis le pied à l’étrier à Orwell, Huxley et bien d’autres ensuite pour leur dystopies et autres joyeuses façons d’imaginer ce qui guette notre humanité. 

En 1920, Zamiatine rédigeait ainsi le journal d’un certain D-503, ingénieur participant à la construction de L’intégral, vaisseau spatial destiné à prêcher le sacro-saint bonheur à travers l’univers, bonheur dont les hommes du futur ont, selon eux, trouvé la recette-clé, nichée dans une rationalisation à toute épreuve et une déshumanisation aux petits oignons. Pensée unique, totalitarisme, et de fait liberté zéro représentent ainsi la satisfaction suprême dans un monde où tout est millimétré, un cocon voluptueusement garni de racines carrées et de réflexions savamment mûries.

« La nourriture naphtée que nous consommons actuellement a été inventée trente-cinq ans avant la fondation de l’Etat Unique, ce qui eut pour effet de réduire la population du globe aux deux dixièmes de ce qu’elle était. Le visage de la terre, nettoyé d’une saleté millénaire, prit un éclat remarquable et les survivants goûtèrent le bonheur dans les palais de l’Etat Unique ».

D-503 consigne le fruit des observations menées, les partis pris, les études du passé, au départ tout à fait convaincu du bien-fondé de l’Etat Unique, et pourtant peu à peu attiré, bien malgré lui, par un vieux modèle ressemblant étrangement au nôtre. Pas de sentiments ni de rêves, jusqu’à ce qu’il rencontre une femme différente, hors des clous, qui interroge la logique et suscite en lui angoisses, amour et jalousie. Zamiatine extrapole et se propose en visionnaire, poussant à son paroxysme le fantasme du contrôle total sur la population, organisation qui prêche la bienveillance si tant est qu’on ne l’interroge pas. Au fil des notes, la tension monte, anxiogène, un romantisme absolu se taille une place de choix, faisant vriller les convictions sans pour autant éviter l’asphyxie.

« Note 8
Une racine imaginaire. R-13. Le triangle

C’était il y a longtemps, quand j’étais à l’école, que je rencontrai pour la première fois la racine de moins un. Je m’en souviens très nettement. J’étais dans une salle ronde et claire, parmi des centaines de têtes d’écoliers, avec Pliapa, notre mathématicien. Pliapa était son surnom. Il était déjà assez usé, ses boulons se dévissaient, et lorsque celui de nous qui était de service le remontait, le haut-parleur faisait toujours « Plia, plia, plia… » avant de commencer la leçon. Il fit une fois un cours sur les nombres imaginaires. Je me rappelle avoir pleuré, les coudes sur la table, et hurlé : « Je ne veux pas de la racine de moins un, enlevez-la. » Cette racine imaginaire se développa en moi comme un parasite. elle me rongeait, et il n’y avait pas moyen de m’en débarrasser.
La voilà revenue aujourd’hui. J’ai parcouru mes notes et me suis aperçu que j’ai voulu ruser, que je me suis menti à moi-même pour ne pas la voir. Ma maladie et le reste n’existent pas, j’aurais pu y aller ; il y a huit jours, j’aurais pu y aller sans hésiter. Pourquoi maintenant… Pourquoi ? »

Zamiatine bouscule et déstabilise son monde et ses protagonistes, pointant le danger des libertés fondamentales mises sur la sellette. Un roman pétrifiant de réalisme, dans la mesure d’un texte de SF, qui a bien sûr subi le coup de la censure en Union soviétique, le régime appréciant peu les satires du système. Le texte sera ainsi publié initialement à Paris en 1920, en russe, puis en Angleterre. Révolutionnaire zélé, Zamiatine s’exilera à plusieurs reprises avant d’écrire en 1931 son autorisation à Staline de quitter l’URSS, signant son départ final. Il s’installera à Paris un an plus tard.

Nous autres représente le plus politique des livres de l’écrivain qui était aussi ingénieur et mathématicien. Il a construit ce « monde » sous ce joug, ce qui ne l’apparente ainsi pas à une lecture « détente ». C’est assez fascinant de découvrir ce texte qui n’a pas pris une ride, absolument glaçant même, mais aussi harassant par moment, qu’on se le dise.

« La journée d’hier fut pour moi semblable au papier à travers lequel les chimistes filtrent leurs solutions, toutes les particules en suspension dans un liquide, tout le superflu est arrêté par ce papier. Je suis descendu ce matin distillé et transparent. »

En savoir plus sur ce roman et Eugène Zamiatine

Nous autres
Eugène Zamiatine
Gallimard (L’imaginaire)
1971
214 pages

texte disponible librement en numérique ici

 

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5 commentaires sur “Nous autres – Eugène Zamiatine”

  1. Je ne le connaissais pas du tout (comme souvent.)
    En fait, ce qui me plaît dans la SF, c’est ce côté paradoxalement très réaliste en dépit des apparences. Ce sont ces textes que je trouve les plus forts. S’ils sont trop déconnectés de la réalité, ils me parlent finalement moins.

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